Ce pourrait être
un film de Claude Chabrol ou des réminiscences des Charmes discrets de la
bourgeoisie de Bunuel; ce pourrait être un roman de Gombrowicz ou la
Valse aux adieux de Kundera. Ces bourgeois extravagants, à quelques
centimètres à peine de la décadence, réunis dans une maison d'eaux pour aller
faire la fête à Charles X, ce tableau singulier pourrait servir de socle à une
critique de l'opulence, de la paresse, de l'oisiveté... Rossini bien sûr n'en
fit rien, il se contenta de faire vivre cette petite faune peu sympathique à
l'heure des réjouissances du couronnement du bon roi Charles en agrémentant
leurs journées de quelques contre notes et de tonnes de roulades tout
simplement jubilatoires.Quelle étrange
idée de la part de La Monnaie, fleuron de l'expérimentation dramaturgique, de
sortir de sa naphtaline la production de Luca Ronconi qui fut créée il y a
plus de vingt ans au Festival Rossini de Pesaro pour la re-création de
l'oeuvre. Sans doute l'institution bruxelloise a-t-elle fait le pari de mettre
tous ses sous dans la distribution et de laisser agir la légendaire production
sur les attentes théâtrales du bon public bruxellois. Cette production vieille
et laide est un régal: le kitsch est poussé tellement loin que le public se
régale; ce qui jadis aurait pu passer pour du conformisme prend aujourd'hui
des allures d'avant-garde, cela faisait plus de vingt ans qu'un tutu n'avait
pas mis les pieds sur la scène de la Monnaie, le spectateur médusé n'en
revient pas et crie au génie; ce qui à Liège aurait passé pour un travail
conservateur prend ici un goût d'avant-garde. Et si l'avenir du théâtre
n'était plus aux nains qu'on besogne mais aux tutus roses et au carton pâte ?
Bientôt, se mettra-t-on à snober des Nozze di Figaro montées dans une cave à
charbon ou une Traviata gang-bangée par une bande de Pygmées en rut au profit
de lectures kitsch et des costumes d'époque ? Éternel recommencement du
théâtre: ô merveille !
Désirée Rancatore © Johan Jacobs
Parlons du casting, justement, qui est en
tout point remarquable: voici l'une des oeuvres les plus difficiles à
distribuer du répertoire belcantiste dans laquelle on en est encore à
chercher une faille ! Tous les protagonistes sont à leur place et affrontent
crânement une partition qui ne les ménage pas, jusqu'aux plus petits rôles.
Désirée Rancatore chante la Comtesse di Folleville la plus hallucinante de
l'histoire, elle traverse l'air du chapeau avec une mine boudeuse ravissante
et enchaîne les vocalises et les contre notes. La cadence de l'ensemble
concertant lui permettra même d'enchaîner, comme si de rien n'était, des
trilles sur contre-fa/contre-sol. Bruno Pratico déguisé en Reichsmarschall
Goering promène sa silhouette alerte (!) sur scène et improvise quelques bons
mots, ainsi quand Désirée Rancatore se met en un instant de distraction à
entonner l'air de la folie de Lucia, celui-ci lui rappelle qu'il s'agit en
fait d'une représentation du Viaggo et qu'elle fait fausse route.
L'honnête homme ! Carmela Remiggio se tire sans encombre du rôle de Corinna et
dresse le portrait d'une improvisatrice espiègle et racée, Michele Pertusi est
un Lord Sidney de grand luxe qui se prendra un peu les pieds dans le tapis de
vocalises qu'est son air, le jeune Lawrence Brownlee confirme en Libenskof
qu'il est l'un des meilleurs rossiniens du moment. Quant à son comparse
Riccardo Botta, probablement souffrant, il n'exposera que son magnifique
timbre de tenore di grazia, peinant énormément dès que son rôle dépasse
le Si. Alexandrina Pendatchanska est ici sous-distribuée en Madame
Cortèse qu'elle chante sans la moindre difficulté quant à Riccardo Novaro, il
campe un Don Alvaro de premier plan. Reste Maïté Beaumont dont le chant
impeccable quoi qu'un peu scolaire n'éveillera pas l'enthousiasme et Giovanni
Furlanetto qui trimballe sa roublardise avec bonheur en Don Prudenzio.
Une grande réussite donc qui, en ces murs,
prend des allures d'O.V.N.I. - c'est aussi l'un des grands talents de la
Monnaie: celui d'être capable de surprendre ses abonnés.
Lionel Rouart