La
voix humaine révélée
Un collègue critique dramatique
vient de prendre sa retraite. A 45 ans. Il ditavoir atteint l'âge
où les pièces qu'on revoit n'auront plus jamais la grandeur
ni l'éclat des pièces qu'on a vues, où l'on traque
en vain ses émotions." Que devrait-on penser de l'opéra ?
A l'heure où la musique lyrique semble déranger les mises
en scène, beaucoup se détournent des théâtres
lyriques parce qu'ils estiment que Domingo, Callas, Pavarotti, Strehler
sont irremplaçables ? Qui pense ainsi a évidemment tort parce
qu'il existe toujours une étincelle de génie cachée
quelque part. Encore faut-il les dénicher. C'est le talent (et le
travail) des directeurs d'opéras. Qui était à l'Opéra
de Lausanne dans cette fin d'après-midi de dimanche ensoleillée
en a reçu la preuve éclatante.
Si la rareté de l'oeuvre, La
Voix humaine de Francis Poulenc, pouvait motiver le chaland d'assister
à ce concert, ces quarante-cinq minutes de tragédie amoureuse
d'une intelligence d'écriture musicale et littéraire hors
du commun, auront révélé le talent d'une (presque)
inconnue des scènes lyriques, Delphine Gillot. La soprano lausannoise
donne une lecture si émouvante de ce long monologue, qu'on en vient
à regretter que l'Opéra de Lausanne se soit contenté
d'une mise en espace, alors que cette prestation (comme cette oeuvre) aurait
mérité de figurer au centre de la saison régulière
d'opéra.
Malgré l'inadéquation
scénique d'une mise en espace trop léchée, malgré
son chignon trop bien coiffé, son maquillage trop fade, sa robe
trop bien coupée, Delphine Gillot, en tragédienne
accomplie, emporte le public au centre du drame. Devant l'orchestre, un
fauteuil rouge, un téléphone posé sur un guéridon,
un lampadaire, une petite table basse, une femme parle au téléphone
avec l'amant qui l'a quitté quelques jours auparavant.
Magnifique actrice, Delphine Gillot
se met en scène. Elle dose ses mouvements de tête pour ne
pas être constamment face public. Le geste est rare mais toujours
parfaitement mesuré. Habitée, la jeune soprano délivre
un personnage d'une rare authenticité. Tour à tour heureuse
d'entendre la voix de son amant, affolée par la coupure soudaine
de la communication, fâchée de la présence d'une correspondante
sur la ligne, sombrant dans le désespoir quand, rappelant son amant
chez lui, elle découvre qu'il ne téléphonait pas depuis
son domicile, anéantie par son amour qui se meurt, elle est pathétique
quand elle avoue, dans un souffle, son "je t'aime" final.
Dès lors, comment déceler
si les yeux baignés de larmes de la chanteuse sont ceux de la comédienne,
de l'interprète ou de l'artiste ? Il me plaît à penser
qu'elles sont réelles, tant la jeune femme semble vivre le drame.
Comme si à l'autre bout du fil, c'était son homme, son amant
à elle qui l'abandonnait alors que ce ne sont que les accents d'un
Sinfonietta de Lausanne sublimé qui suggèrent les réponses
de l'invisible amant.
On finit presque par oublier le chant
tant chaque mot est "dit". Pourtant, la comédienne Delphine Gillot
n'oublie jamais de chanter. La voix est belle, le ton est juste, la prononciation
parfaite. Les couleurs chaleureuses et bleues du discours amoureux alternent
avec celles, sombres et rouges, du désespoir. Rêvant en chantant
"Je te vois, tu sais", ses yeux s'élèvent vers les cintres
suivant la voix, légère et aérienne. Puis quelques
instants plus tard, le regard s'exorbite pendant que ses aigus clairs et
sans stridence aucune sont lancés comme des couteaux tranchants
en proférant "Je deviens folle !".
Discret, effacé, au service
de l'oeuvre, l'apport du chef d'orchestre Nicolas Chalvin dans la
parfaite préparation musicale comme dans la sensibilité de
sa direction d'orchestre n'est pas étranger au triomphe remporté
par la jeune et prometteuse soprano.
Jacques SCHMITT