Première de classe
Pour le public de Genève, un
récital d'Anne-Sofie von Otter reste un événement.
Il lui offre la fidélité que la mezzo-soprano suédoise
lui retourne depuis bientôt vingt ans. En effet, c'est en mai 1985
qu'elle fit ses premiers pas sur la scène genevoise. Elle était
la Dorabella d'un très beau Così fan Tutte avant d'incarner
un magnifique Tancredi en 1989 aux côtés de Katia Ricciarelli,
puis de prendre le rôle-titre d'Orphée et Eurydice
de Gluck en 1994.
Pour ce quatrième récital
(les précédents datant de 1988, 1992 et 1995), le public
était accouru nombreux pour applaudir la cantatrice accompagnée
par Bengt Forsberg, son pianiste fétiche, artisan de presque tous
ses récitals et accompagnateur de la plupart de ses enregistrements.
Tout s'annonçait sous les meilleurs auspices, même si le programme
choisi laissait une place majeure à des compositeurs suédois
ou anglo-saxons pratiquement inconnus.
Dès les premières mesures,
un étrange malaise s'installe. Certes, ça chantonne bien,
ça pianote correctement, mais la monotonie semble prendre rapidement
le pas sur l'intérêt. Comme si la langue suédoise chantée
renfermait un effet lénifiant. Un chant monocorde aux contours vocaux
peu définis donne la désagréable impression d'entendre
des sons sans qu'ils soient en relation avec les mots. Pourtant, Anne-Sofie
von Otter ne ménage pas ses effets théâtraux pour donner
sens aux poèmes qu'elle interprète. Mais si elle chante les
mélodies de Wilhelm Stenhammar (1871-1927) aux fins de "chauffer"
sa voix, ce ne sont pas celles de Lars-Erik Larsson (1908-1986)
ou de Tor Aulin (1866-1914) qui transformeront cette uniformité
musicale en un feu d'artifice. Tout est plat, les airs se suivent sans
qu'ils prennent les couleurs qu'on attend d'une interprète comme
Anne-Sofie von Otter. On applaudit l'icône, mais on reste sur sa
faim. Ce ne seront pas les explications de texte ou la biographie des compositeurs
brossées par les deux interprètes (destinées aux oreilles
anglophones des seuls spectateurs du parterre, ceux des galeries n'entendant
rien du discours marmonné !) qui donneront vie à cette morne
première partie. Qui voulait assister à un récital
de chant et on eut droit à un cours magistral d'histoire de la musique
suédoise (et anglo-saxonne) aux XIXe et XXe siècles. La seconde
partie, essentiellement réservée à des compositeurs
anglais (tous aussi obscurs que leurs collègues suédois)
allait s'avérer pareillement ennuyeuse.
Et la voix ? Indéniablement,
au fil des années, Anne-Sofie von Otter conserve toujours un instrument
de très belle qualité. Rien ne semble forcé. Si le
registre grave semble avoir un peu perdu de son ampleur, le médium
reste toujours bien en place et les aigus ne sont jamais criés.
Le contrôle de l'émission est parfait. Tout serait pour le
mieux dans le meilleur des registres de mezzo-soprano si cette maîtrise
totale de la voix n'était synonyme d'ennui. Elle connaît ses
leçons sur le bout de la voix. La diction est lisse. La vocalité
propre. La respiration contenue. Tout est parfaitement assimilé.
Mais, comme sa robe bien coupée d'un vert pomme à la mode,
la chanteuse se présente comme une première de classe. Bien
coiffée, agréablement souriante, polie et courtoise, elle
est irréprochable. Mais comme on aimerait qu'elle se mette en colère,
qu'elle sorte de ses gonds, qu'elle soit une artiste enfin !
Jacques SCHMITT