Un concert
entièrement dédié à Wagner est devenu un événement
suffisamment rare pour attirer l'attention, d'autant que la présence
à l'affiche de Cheryl Studer était propre à aiguiser
la curiosité. Diva assoluta du CD triomphant, la cantatrice
américaine a participé, de la fin des années 80 au
milieu des années 90, à un nombre impressionnant d'intégrales
lyriques, sous la direction des plus grands chefs, parmi lesquels Sawallisch,
Sinopoli, Marriner, Abbado, Gardiner et Plasson, couvrant un répertoire
aussi vaste qu'éclectique où se côtoient La Reine de
la nuit et Salomé (celle de Strauss comme celle de Massenet), L'Impératrice
et Odabella, Sémiramis et Senta, ainsi que Marguerite, Eva, Lucia
di Lammermoor et même Hanna Glawari ! Elle s'est produite sur toutes
les scènes internationales et par deux fois, en 1988 et 1989, elle
a ouvert la saison de la Scala (Guglielmo Tell et I Vespri Siciliani)
avec Riccardo Muti - soirées publiées en CD et DVD. Puis,
quelques enregistrements discutables, voire indignes (La Traviata
et surtout Rigoletto avec Levine) et un accueil plutôt hostile
dans certaines maisons d'opéra l'ont contrainte à s'éloigner
des studios. Consciente sans doute d'avoir un peu trop abusé de
ses grands moyens, elle a depuis poursuivi sa carrière au théâtre
-essentiellement en Autriche et en Allemagne - en limitant judicieusement
son répertoire à quelques rôles straussiens et wagnériens
comme cette Sieglinde qu'elle nous propose ce soir.
La première partie du concert
nous permet d'apprécier les grandes qualités de l'Orchestre
de l'Opéra de Rouen/ Haute Normandie. Créée en 1998,
cette phalange jeune et dynamique s'est hissée en peu de temps au
rang des meilleures formations de l'Hexagone, exploit réalisé
grâce à l'excellent travail accompli par Oswald Sallaberger
qui nous donne à entendre un prélude de Tristan d'une
grande solennité teintée de mysticisme et une superbe ouverture
de Tannhäuser qui met en valeur la transparence des cordes
et la beauté des bois et des cuivres. Les références
aux grands anciens - Knappertsbusch, Furtwängler - sont évidentes.
Si l'on a apprécié la clarté et la délicatesse
du Siegfried Idyll, judicieusement intimiste (ici, l'orchestre est réduit
à une quinzaine de musiciens), on demeure un peu plus réservé
devant la Chevauchée des Walkyries, donnée en bis et dans
laquelle le chef se fait visiblement plaisir en faisant sonner son orchestre
jusqu'à l'excès.
Mais le clou de la soirée était
constitué par le premier acte de La Walkyrie dont Sallaberger
nous donne une lecture exaltante sans pouvoir éviter toutefois de
couvrir par instant les chanteurs. Il est vrai que l'équilibre n'est
pas aisé à trouver lorsque l'orchestre est sur la scène.
Si Studer en fait parfois les frais, cela ne gêne guère, en
revanche, Jyrki Korhonen. Doté d'une voix large, au timbre de bronze
et aux graves abyssaux, la jeune basse finlandaise, qui s'est déjà
fait remarquer notamment à Bayreuth, campe un Hunding bourru et
autoritaire proprement impressionnant.
Alan Woodrow est un Siegmund
touchant, plus apte à exprimer le désarroi que la passion
amoureuse. Cependant, si le médium sonne clair et généreux,
la voix a tendance à plafonner dans l'aigu, souvent un peu bas,
à l'exception des "Wälse ! Wälse !" particulièrement
réussis. Plus à son affaire dans les passages vaillants -
"Siegmund heiss'ich" - que dans les pages plus élégiaques
- son "Winterstürme" manque quelque peu de sensualité, le ténor
canadien semble par moment un peu fâché avec la justesse,
ce qui est regrettable dans une phrase telle que "Ein Weib sah ich, wonnig
und hehr" ! Fatigue passagère ? On le souhaite car ce chanteur ne
manque pas de qualités et ces quelques réserves ne sauraient
toutefois entacher une interprétation finalement solide et efficace.
Et Cheryl Studer ? Avouons que la surprise
est plutôt agréable car sa Sieglinde, sans atteindre la splendeur
vocale de ses prestations passées, notamment dans l'enregistrement
de Haitink, est pleinement convaincante. La ligne de chant a conservé
toute son homogénéité et le timbre sa rondeur et sa
séduction immédiate dans le médium. Force est de reconnaître
malgré tout que l'aigu, un rien tendu, a perdu de son insolence
et de sa précision d'autrefois. Cependant, tous les affects du personnage
sont bien là : la cantatrice américaine campe une jeune femme
frémissante et exaltée, profondément humaine, une
interprétation sans faille qui emporte aisément l'adhésion.
Au final, ce concert au programme ambitieux
mérite amplement le triomphe que le public enthousiaste réserve
à tous les interprètes. Une bien belle soirée.
Christian PETER