En ce début de millénaire,
les productions du Ring tendent à pousser comme des champignons
: en Amérique du Nord, après la reprise de la production
au Met ce printemps, c'était au tour du Canada de se lancer dans
une aventure originale et audacieuse. En effet, la spécificité
de cette Tétralogie "made in Canada" tient en trois aspects : la
première réside dans l'échelonnement temporel des
productions, à savoir La Walkyrie cette année, Siegfried
l'année prochaine et la série complète en septembre
2006. Deuxième trait, remarquable s'il en est, la mise en scène
sera confiée à Michael Levine pour L'Or du Rhin, Atom
Egoyan pour La Walkyrie, Siegfried allant à François
Girard et Le Crépuscule des Dieux à Tim Albery. Enfin,
le cycle en entier sera représenté dans une nouvelle salle
actuellement en cours de construction dont on nous promet déjà
monts et merveilles. Ainsi, selon le site officiel, le Four
Seasons Centre for the Performing Arts sera adapté acoustiquement
aussi bien aux opéras de Haendel qu'à ceux de Wagner (1)
! N'étant pas un habitué de la salle, je me contenterai toutefois
de pointer deux choses très factuelles : la nouvelle salle sera
nettement moins grande que l'actuelle (2000 places contre 3167) dont l'acoustique
m'a semblé excellente vendredi soir (2), et
ce, alors que j'étais en fond de parterre ! Sans entrer dans de
vaines polémiques, on ose espérer que l'intérêt
stratégique de cette nouvelle salle a été mûrement
réfléchi le management du COC.
Bien décidé à
convaincre les sceptiques du bien-fondé du projet, le COC a donc
décidé de taper fort dès cette année avec La
Walkyrie, dépassant largement nos attentes. Le pari semble
en passe de réussir.
© DR
Pour le spectateur européen,
la mise en scène d'Atom Egoyan se présente comme un couper/coller
de productions déjà vues et entrecoupées de bonnes
idées plus personnelles : ainsi, le décor unique fait irrésistiblement
penser à la centrale nucléaire imaginée par Harry
Kupfer dans Siegfried ou la Lucia de Larmermoor de Serban
à Bastille. En réalité, Atom Egoyan semble vouloir
nous montrer que cette histoire nous parle avant tout de nous : le décor
représente un échafaudage de studio de cinéma / télévision
(lieu de la mise en abîme contemporaine par excellence), prêt
à s'effondrer, mais sur lequel Wotan (et lui seul) évolue
pour arriver sur scène à l'acte II. La lumière de
scène braquée sur le public pendant le prélude - outre
le fait qu'elle nous permet de bien voir les visages honteux des retardataires
- nous interroge sur le statut narratif de l'opéra : les interprètes
sont-ils vraiment ceux qu'on croit ? Dans cet espace apocalyptique et dévasté,
les personnages se battent pour construire un monde et des valeurs nouvelles,
mais la malédiction de l'anneau et l'absence de liberté qui
caractérise tous les personnages vont conduire cette entreprise
à l'échec. En cela, le feu dont Wotan entoure Brünnhilde
à la fin de l'acte III préfigure celui qui va embraser le
Walhalla à la fin de Götterdämmerung.
A côté d'un décor
impressionnant, on a malgré tout l'impression que toutes les idées
n'ont pas été forcément exploitées jusqu'au
bout : les mouvements de scène des personnages, en particulier ceux
Siegmund), sont la plupart du temps limités à un espace restreint
(trois mètres sur trois) au milieu de la scène et près
de la fosse. La minimalisation de la mise en scène, réduite
à une simple "mise en espace" au sein d'un décor gigantesque
qui écrase, physiquement et psychologiquement, les humains manipulés
par les dieux est séduisante, mais il ne semble pas qu'Egoyan en
ait tiré toutes les potentialités : ainsi, quel est le sens
de cette petite "marche de santé" qui amène Hunding à
faire un tour de scène pendant l'acte I ? Une division géographique
plus rigoureuse de la scène selon le pouvoir réel ou fantasmé
de chaque personnage eût paru en ce sens plus cohérente. Les
bonnes idées ne rattrapent pas forcément certains détails
qui tombent un peu à plat : le "Heilig sei dir mein Haus" de Hunding
fait sourire quand on le voit représenté comme un Sans Domicile
Fixe ! De même, les héros dont les Walkyries sont censées
s'occuper descendent ici des cintres comme des paquets de linge sale (3).
On avait cru comprendre, jusqu'à récemment, et à la
faveur d'une question du Wanderer, que le Walhalla, c'était en haut
et le Nibelheim, en bas ; visiblement, il faut remettre nos pendules à
l'heure... Enfin, pour le reste, que les puristes se rassurent : Wotan
est toujours borgne, a toujours une lance, et Siegmund sort son épée
de l'arbre !
Fort heureusement, la distribution
et la direction orchestrale suffisent à gommer ces quelques imperfections
scéniques. Dans le rôle titre, Frances Ginzer s'impose assez
facilement : le timbre est parfois un peu "vert" dans certains passages
de l'acte II et les "Hojo to ho" sont livrés à l'arrachée,
mais l'interprétation poignante et tout en retenue qu'elle livre
à l'acte III, donnent envie de la retrouver dans Siegfried
et Götterdämmerung. Peteris Eglitis, qui n'est pas non
plus à proprement parler une star du chant wagnérien actuel,
force lui aussi l'admiration : l'interprétation est certes parfois
un peu monolithique, mais ce n'est pas nécessairement en contradiction
avec les exigences du rôle. Son Wotan est sonore, impressionnant
d'autorité et le fortissimo de l'orchestre pendant ses adieux
à la Walkyrie ne semble guère gêner le heldenbariton.
Après des débuts remarqués dans Parsifal à
Bastille la saison dernière, Clifton Forbis confirme tout le bien
qu'on pense de lui dans le répertoire wagnérien : la paire
de "Wäääääälse" est tenue à souhait,
les aigus sont obtenus sans difficulté apparente et ses graves paraissent
abyssaux (on croirait même entendre Hunding à certains moments
!). Néanmoins, une certaine grisaille affecte le bas médium
le ténor a toutes les peines à s'en défaire. Les seconds
rôles sont eux aussi parfaitement en place : Judit Németh
en Fricka, passive et agressive, est très convaincante de même
que Pavlo Hunka en gros bougre qu'on aime détester.
Passons enfin à la révélation
de la soirée : Adrianne Pieczonka, soprano canadienne dont on a
du mal à se convaincre qu'il s'agit pour elle d'une prise de rôle.
Dès les premières notes, la suavité de la voix et
les inflexions dans le phrasé font penser ni plus ni moins à...
Régine Crespin. Tour à tour maternelle, protectrice et amante,
puis révoltée et déchaînée, sa prestation
scénique est également d'une très grande classe. Le
choix de Bayreuth de la sélectionner pour son cru 2006 de la Walkyrie
semble dans ces conditions très judicieux.
Le wagnérien pur et dur, amateur
de décibels, et pour qui l'orchestre doit primer avant tout sera
sans doute ressorti très frustré de cette représentation.
En effet, la direction de Richard Bradshaw sonne très néo-boulézienne
et chambriste pendant tout l'opéra (y compris pendant le fameux
prélude de l'acte III). Pour ma part, je retiendrai surtout une
lecture très fine, attentive aux moindres nuances de la musique
et soucieuse de ne pas couvrir les chanteurs. On se plait à découvrir
des tempi différents (notamment à l'acte II) et des scènes
ainsi éclairées d'un romantisme diffus. Seul petit défaut
: le manque de tension dramatique dans certaines passages : la fin de l'acte
I, par exemple, qui aurait bien supporté une accélération
des tempi à partir de "Siegmund bin ich".
En conclusion, voilà donc, malgré
quelques faiblesses mineures, un Ring qui s'annonce bien : l'essai
marqué lors de cette Walkyrie gagnera à être transformé
par la production de Siegfried l'année prochaine. En tout cas, une
chose de sûre : ne fût-ce que pour réentendre Adrianne
Pieczonka en Sieglinde, "I'll be there in 2006 !".
Rémi BOURDOT
Notes
(1) Toute ressemblance avec des promesses
acoustiques déjà faites et non tenues serait, bien entendu,
purement fortuite...).
(2) Bien meilleure en tout cas que
l'atroce salle Wilfrid-Pelletier de Montréal - et dire que pendant
ce temps là, Montréal attend toujours une salle digne de
ce nom pour l'OSM, mais c'est une autre questionÖ
(3) Journée lessive chez Fricka
?