PEUR ET MISERE DU IIIème
REICH...
Pour ce concert inaugural du cycle
"Le
IIIème Reich et la musique, Compositeurs officiels et diffamés",
la Cité de la Musique avait mis à l'honneur l'un des représentants
les plus emblématiques de cette "liste noire" établie par
les nazis, à savoir Kurt Weill, juif, militant d'extrême-gauche
et ami et coéquipier de Bertolt Brecht, un autre banni.
C'est sans doute l'Opéra
de Quat' sous, son premier grand succès en 1928 sous la République
de Weimar, qui fit vraiment connaître Kurt Weill du grand public.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que cette oeuvre soit
l'une des premières à être interdites lors de la prise
de pouvoir par les nazis en 1933.
Der Silbersee (Le Lac d'Argent),
un "Conte d'hiver", qui comporte aussi des parties chantées, et
fut écrit en collaboration avec le dramaturge expressionniste Georg
Kaiser, fut accueilli avec enthousiasme lors de sa création simultanée
à Leipzig, Magdebourg et Frankfurt en 1933. Mais hélas, le
lendemain de l'incendie du Reichstag, Kurt Weill dut fuir l'Allemagne pour
s'installer à Paris, où il était déjà
connu et apprécié en raison du succès du film L'Opéra
de Quat'sous (1931). Soutenu et protégé par des mécènes
et deux grandes familles d'aristocrates : La Princesse de Polignac, ainsi
que Charles et Marie-Laure de Noailles, il y écrira la Symphonie
n° 2 et un de ses autres chefs-d'oeuvres, Les Sept Péchés
Capitaux, pour lequel il fera la connaissance du célèbre
Boris Kochno, auquel l'Opéra de Paris avait rendu hommage en 2001.
A l'écoute de cette musique
dite "dégénérée" - "entartete", on peut imaginer
quel scandale elle dut provoquer à l'époque parmi les idéologues
fascistes. En effet, aussi bien dans les extraits du Lac d'argent,
que dans la Symphonie n° 2, sans oublier l'apothéose
des Sept péchés capitaux, alors, qu'apparemment, l'effectif
réduit de l'orchestre et l' écriture générale
semblent plutôt "classiques", le jazz et le cabaret s'insinuent de
manière progressive, mais irrémédiable : beaucoup
de cuivres et de percussions, une place importante accordée aux
contrebasses, et du "swing"...
A la tête du Philharmonique de
Radio France en petit effectif, le jeune chef russe Kirill Karabits, nommé
jeune chef associé à l'Orchestre en 2002, a incontestablement
de la ferveur et du punch.
Les choses se gâtent un peu en
deuxième partie, à l'écoute de ce "ballet chanté"
écrit en collaboration avec Boris Kochno sur un texte de Bertolt
Brecht, brûlot marxiste, s'il en est, et non pour l'orchestre, toujours
aussi tonique, mais pour les chanteurs.
Nancy Gustafson, superbe créature
blonde et "sexy glamour" vêtue ce soir-là d'une robe noire
moulante, très décolletée et très fendue, fut
au Châtelet une touchante Jenufa dans une mise en scène mémorable
de Stéphane Braunschweig. Le rôle d'Anna I, doublé
à la scène par une danseuse, Anna II, demande un engagement,
une incandescence et une hargne révolutionnaire qu'incontestablement,
cette ravissante chanteuse ne possède pas. La voix est jolie, bien
menée, mais peu puissante, souvent engorgée dans le bas médium
et le grave, et manque globalement de projection. De plus, la diction allemande
a peu de relief, ce qui est plutôt gênant dans cette oeuvre
où le texte - et pour cause - est fondamental. Ses partenaires,
un peu plus hauts en couleurs en raison du caractère caricatural
des personnages, la "Famille" étant interprétée par
un quatuor vocal masculin, possèdent malgré tout le défaut
de chanter encore un peu trop "opéra" cette oeuvre complexe où
les mots et la musique sont étroitement imbriqués. Le texte
décapant de Brecht ne "s'entend" guère dans cette lecture
proprette, ce qui est d'autant plus frustrant que la version de concert
prive le spectateur de l'impact que pourraient avoir sur scène le
travail des acteurs-chanteurs et des danseurs.
En conclusion, cette prestation, qui
nous laisse plutôt sur notre faim, ne nous fera pas oublier Lotte
Lenya, ni Anja Silja, ni Anne-Sofie von Otter qui, en 2001 à Garnier,
porta bien haut le flambeau brechtien en livrant une lecture rageuse et
fascinante de cette oeuvre sarcastique dont le pouvoir dévastateur
et libérateur ne s'est pas émoussé avec le temps.
Il convient de toute façon de
saluer la Cité de la Musique pour avoir, par cette programmation
courageuse et inventive, soulevé un peu plus le pan du voile qui
recouvre encore quelque peu cette période troublée. Le cycle
continue à travers une exposition qui vient tout juste de commencer
et se poursuit jusqu'au 9 janvier 2005, des conférences, des débats
et d'autres séries de concerts à venir : Le Camp de Terezin
(octobre), Richard Strauss/L'Ecole de Vienne et le Cabaret (novembre).
Juliette BUCH