Werther, opéra pour ténor,
cela va sans dire. Pourtant, lorsque Massenet auditionna la dizaine de
chanteurs pour la création du rôle à l'Opéra-Comique,
l'affaire ne semblait pas en bonne voie.
Lors de la dernière répétition
avant la générale, le ténor choisi par Massenet, le
moins mauvais à ses yeux, fit une interprétation tellement
peu convaincante que le compositeur, hors de lui, n'hésita pas à
lui lancer dans la figure : "Je vous retire le rôle ; la répétition
est terminée. Werther ne sera pas donné avec vous. Puisqu'il
n'y a pas de ténor pour Werther, je vais le transposer pour baryton,
pour Victor Maurel."
Ainsi l'idée de la transposition
trottinait déjà dans la tête de Massenet bien avant
sa rencontre avec le grand baryton Mattia Battistini et si le ténor
Guillaume Ibos, de passage à Paris, n'avait pas, in extremis, sauvé
la situation, il est clair que c'est Victor Maurel qui aurait repris le
rôle.
La rencontre de Massenet avec Battistini
donna le prétexte au compositeur de mener à bien cette transposition
et l'oeuvre, version baryton, fut créée à Saint-Petersbourg
en 1900.
Massenet a relativement peu modifié
la version d'origine, pour ténor, et s'est contenté d'adapter
certains passages de la ligne vocale de Werther à une tessiture
plus grave, les autres éléments de la partition (tonalités,
orchestration) restant identiques.
Cette adaptation se ressent dans certains
airs et plus particulièrement dans le Chant d'Ossian qui, transposé,
sonne peut-être moins brillant, moins percutant à l'oreille
de l'auditeur (évidemment nous n'avons plus le "la dièse"
sur la dernière syllabe de "réveiller ").
Le rôle nécessite un baryton
avec facilité dans l'aigu ce qui était le cas de Battistini.
La présentation à Tours
de ce Werther baryton constitue une création puisque l'oeuvre n'a
jamais été représentée en France. La dernière
production remonte à 1999, au Metropolitan Opera, avec Thomas Hampson
dans le rôle titre.
L'équipe réunie par le
Grand Théâtre est assez exceptionnelle, les chanteurs ont
un atout majeur : ils ont l'âge de leur personnage, ce qui confère
une grande crédibilité à leur interprétation.
Jean-Sébastien Bou entre avec
bonheur dans la peau du poète torturé. Il ne présente
aucune difficulté à chanter les notes de la partition, le
timbre est agréable, le médium et l'aigu bien nourris, le
phrasé est admirable. Il est un Werther stylé, sobre, introverti
à souhait et répond parfaitement aux exigences du rôle
: son invocation à la nature, son duo du clair de lune sont émouvants.
Nora Gubisch présente l'avantage
de ne pas camper une Charlotte trop mûre, trop femme comme c'est
parfois le cas ( après tout elle n'a que vingt ans, c'est une jeune
fille même si elle a la lourde tâche de l'éducation
de ses frères et soeurs), elle garde encore une certaine innocence
dans les deux premiers actes et traduit bien sa prise de conscience progressive
de l'amour qu'elle porte à Werther. La voix est chaude, ronde, à
l'aise dans les différentes parties de sa tessiture, si on peut
lui reprocher un manque de dramatisation dans l'air des lettres, elle est
bouleversante dans celui des larmes, de la prière et dans sa confrontation
avec Werther à la fin de l'acte III.
Laurent Alvaro a un petit peu déçu
dans son air du premier acte (elle m'aime...elle pense à moi...),
accusant un léger vibrato et l'aigu un peu tendu, puis les choses
s'arrangent par la suite, le duo avec Werther de l'acte II, curieux duo
pour barytons, nous permettant d'entendre deux belles voix au timbre différent.
Sophie Graf, soprano lyrique, nous
évite l'image d'une Sophie un peu niaise tout en gardant la fraîcheur,
la spontanéité et le naturel de la soeur de Charlotte. Vocalement,
elle maîtrise bien son rôle et cela se ressent dans son "air
du rire", mené tambour battant et avec rythme.
Les autres chanteurs Jacques Bona (Le
Bailli), Franck Cassard (Schmidt), Ronan Nédélec (Johann)
complètent efficacement la distribution et nous proposent des personnages
de bons vivants fidèles à la tradition.
La mise en scène de Mireille
Larroche est plutôt traditionnelle et respectueuse du livret, elle
encadre bien les chanteurs exigeant d'eux une certaine sobriété
dans l'attitude et le langage gestuel (par contre on se serait bien passé
du geste du lever de rideau lorsque Werther chante son "On lève
le rideau" ! ! !).
L'idée du double de Werther,
symbolisé par un enfant et représentant peut-être ici
la conscience du poète, est à nouveau utilisée (cette
idée n'est pas nouvelle car déjà vue dans la mise
en scène du festival d'Aix en 1979 avec Neil Shicoff dans le rôle
titre).
Le décor unique utilise la totalité
du plateau avec au fond une projection d'un paysage mélancolique
et serein (peut-être la campagne autour de Wetzlar bien que l'on
imagine plutôt une lande Ecossaise), symbolisant l'espoir car, ce
même paysage, au fur et à mesure de l'avancée du drame
et de son impasse, sera éclipsé par des panneaux noirs.
Quelques accessoires (un pont, des
tables et chaises, un clavecin, des livres) positionnés au milieu
de la scène suggèrent les différents lieux de l'opéra.
Une fois de plus, Jean-Yves Ossonce
confirme ses qualités de chef lyrique, un oeil sur l'orchestre,
l'autre sur les chanteurs et toujours soucieux de soutenir le chant sans
le couvrir. Il sort de merveilleuses sonorités dans le passage élégiaque
du clair de lune, suspendant momentanément le temps, et traduit
bien les angoisses renfermées dans les interludes et le tableau
de la nuit de Noël.
Werther baryton est à mon avis
plus qu'une curiosité, cette version donne un nouveau visage au
poète, plus sombre, plus sobre, moins brillant par la voix mais
tellement plus touchant (une sorte de jumeau du Werther ténor) et
je me demande si, à bien des égards, je ne préfère
pas le baryton au ténor.
Plutôt que de présenter
systématiquement la version ténor avec des prestations plus
ou moins réussies, les théâtres francophones devraient
donner une nouvelle chance à la version Battistini, les quelques
barytons s'y étant illustrés (Thomas Hampson, Jean-Sébastien
Bou ici à Tours) ayant fait leurs preuves.
Alain Colloc