UN TON TROP LOIN
Créé en langue allemande
à Vienne en 1892, Werther est, aux côtés de
Manon,
une des oeuvres les plus jouées du compositeur stéphanois.
Les plus grands artistes ont tenté
d'y briller et souvent avec beaucoup de bonheur. Les enregistrements de
référence ne manquent pas, autour d'artistes tels que Georges
Thill, Nicolai Gedda, l'incontournable Alfredo Kraus et l'inévitable
Placido Domingo et, plus récemment, Roberto Alagna ou Ramon Vargas.
On a du mal à imaginer devant
un succès aussi patent et durable que Massenet fut le premier à
envisager de transposer le rôle pour un baryton, faute de trouver
un ténor convenable.
Pour notre plus grand bonheur et notre
soulagement rétrospectif, ce ne fut pas le cas pour la création
de l'ouvrage. C'est finalement la rencontre avec l'immense Mattia Battistini
qui donna à Massenet l'envie de revenir sur cet ancien projet. En
1902, la nouvelle version était prête, que l'illustre baryton
devait défendre de la Pologne à l'Italie en passant par l'Espagne
et la Russie.
Depuis quelques années, cette
version revient épisodiquement à l'affiche : Thomas Hampson
au Metropolitan en 1999 (et déjà aux côtés de
Susan Graham) en est le défenseur le plus célèbre,
mais on peut citer également Jean-Sébastien Bou à
Tours en 2001 ou les enregistrement d'Alain Cognet avec la Fenice et celui
de Gérard Théruel aux côtés d'Anne Sofie von
Otter et sous la baguette de Kent Nagano.
Disons tout de suite que la transposition
pour baryton est frustrante à plus d'un titre. En premier lieu,
l'oreille est tellement habituée à la version ténor
qu'il faut vraiment un effort de concentration intense pour accepter la
version baryton. Ensuite, il faut bien reconnaître que Massenet ne
s'est guère foulé, se contentant d'adapter la ligne vocale
sans rien changer de l'orchestration. Là où le ténor
culminait en un point d'orgue à l'unisson avec l'orchestre, le baryton
conclut sur une note grave laissant seul l'orchestre briller ; c'est..."spécial".
Pour caricaturer, ça ressemble
un peu aux efforts d'un ténor malade qui tenterait d'assurer la
représentation à tout prix en transposant tous ses aigus
(une spécialité de Neil Schicoff il y a quelques années).
Enfin, il y a le problème de
la variété des timbres : quatre barytons ou basses (Werther,
Albert, Johann et le Bailli), une mezzo ou alto... il ne reste plus que
Sophie et Schmidt pour apporter un minimum de luminosité à
cette partition. C'est bien peu et cette coloration globale uniformément
grisâtre finit par distiller un certain ennui.
Pourtant, la distribution est de tout
premier ordre.
Thomas Hampson campe un Werther crédible,
magnifiquement chantant, et profitant de sa maîtrise du lied
pour colorer chaque mot, distiller chaque phrase.
C'est aussi le principal reproche qu'on
peut lui faire, car Massenet n'écrit pas du lied : on aimerait
de temps à autre un peu plus de voix, d'abandon et de naturel ou,
en tout cas, une progression dramatique. Le Werther d'Hampson est suicidaire
dès son air d'entrée : il pourrait tout de même attendre
le dernier acte !
Minces réserves, mais réserves
tout de même, face à une interprétation de grande classe
et qui peut légitimement faire date.
A ses côtés, Susan Graham
est une Charlotte qui pèche par excès inverse : du beau son,
très contrôlé, mais le style n'y est pas : Les Nuits
d'Été revues par Goethe. Comme au Metropolitan, l'artiste
ne se dépare à aucun moment de sa réserve de petite-bourgeoise
(1), semblant ne ressentir aucune empathie pour l'héroïne
qu'elle
incarne. Bref, c'est joli, propre, de bon goût, mais aucunement émouvant.
Stéphane Degout est une excellente
surprise en Albert, réussissant à rendre intéressant
un personnage relativement sacrifié. La voix est saine, l'émission
est sûre : du très beau travail pour ce jeune artiste en progrès
constant.
On pourrait en dire autant de Sandrine
Piau qui tire le meilleur partie possible du rôle habituellement
un peu mièvre de Sophie. Sans être extrêmement puissante,
la voix passe sans problème la masse orchestrale, le chant est parfait
et le personnage attachant.
Les seconds rôles sont bien tenus,
et en particulier le Johann de Laurent Alvaro : quelle curieuse idée
d'avoir coupé une partie de leurs interventions (le début
du II, le divin "clic-clac"...).
Mais c'est bien sûr de l'orchestre
que nous vient le meilleur, avec un Michel Plasson absolument exceptionnel
de perfection et d'invention, culminant dans le prélude de l'acte
IV, exécuté comme on ne l'avait jamais entendu.
En grand chef de théâtre,
Plasson est aussi vigilant envers ses chanteurs, ne les mettant jamais
en difficulté, mais en tirant au contraire le meilleur parti.
Il est servi par une phalange de tout
premier ordre (et pour cause, puisqu'il a contribué à la
former !) dispensant un son typé, très "français"
(2). Puisse cette sonorité unique survivre
au départ du chef.
Un véritable triomphe accueille
les interprètes aux saluts : un succès qui aura permis de
démontrer la viabilité de cette version, même si elle
ne détrônera probablement jamais l'originale.
Placido CARREROTTI
Notes
1. Il faut voir son air pincé
aux saluts lorsque les roses lancées du balcon manquent de froisser
sa robe ...
2. Un son qui a tendance à devenir
de plus en plus rare : à mon sens, seul l'Orchestre de l'Opéra
de Paris, sous la baguette d'un bon chef, est encore capable de produire
une sonorité de ce type ; encore est-il passé assez près
de la catastrophe : une des premières déclarations de Daniel
Baremboïm à sa nomination en 1989 fut pour annoncer son intention
de ne plus avoir recours aux luthiers français ; il fallait que
les stars internationales de la baguette ne se sentent pas dépaysées
quand elles viendraient diriger à Paris. On l'a échappé
belle !