ESPRIT
DE FAMILLE
Salle clairsemée et applaudissements
polis pour la première de ce Werther : le public turinois
est-il donc si difficile ou simplement hermétique à ce répertoire
? La seconde option est sans doute la bonne, car cette représentation
est très largement au-dessus de la moyenne internationale et aurait
fait "un tabac" à Paris, Londres ou Barcelone.
La production est assurée par
David et Frederico Alagna. On pourrait ergoter sur une certaine forme de
népotisme, n'était l'indéniable qualité du
travail offert par les frères de Roberto (1) :
une production très classique, se voulant respectueuse du livret
au risque de manquer souvent de poésie. A l'originalité,
l'équipe Alagna préfère une approche quasi-cinématographique,
fourmillant de détails (souvent heureux, parfois scolaires) qu'il
serait fastidieux de rapporter ici (2). Un choix qui se
comprend tout à fait dans l'optique d'une édition en DVD
du spectacle. Les décors sont assez somptueux, bizarrement transposés
fin XIXème, voire débuts XXème : le salon de Charlotte
offrirait d'ailleurs un cadre idéal pour une production de La
Traviata.
On aurait néanmoins pu s'épargner
le défilé de calèches, de chiens ou de chevaux ; non
pas que cela ne soit fait avec goût, mais on ne peut éviter
de se croire un instant au Met ou à Vérone (en plus, ces
bourrins font un de ces potins !).
Les éclairages sont en général
subtils, à l'exception de certains effets un peu trop appuyés
(exemple : le plateau qui s'obscurcit tandis que Werther sous un projecteur
blanc chante "O spectacle idéal d'amour et d'innocence", procédé
un peu lourd destiné à marquer l'intériorisation de
la déclamation).
A tout seigneur tout honneur. Roberto
Alagna campe un Werther brûlant, d'un chant superbement maîtrisé
mais où les piani sont rares. La première partie est
remarquable (les actes I et II sont donnés sans entracte), le ténor
nous gratifiant d'une émission généreuse, d'une diction
exemplaire, une sorte de compromis entre Alfredo Kraus et Georges Thill.
Néanmoins, quelques décalages avec la fosse témoignent
d'une certain manque de préparation : Roberto a parfois tendance
à accélérer le rythme, comme s'il avait peur de ne
pas maîtriser son souffle jusqu'au bout des phrases (à noter
que les valeurs de certaines notes "difficiles" ne sont pas toujours respectées).
La seconde partie ne confirme pas vraiment
cette impression positive, la séduction immédiate d'Alagna
ne lui suffisant pas pour tenir la distance. Le lied d'Ossian, tube des
ténors, est chanté au mètre, de manière assez
impersonnelle, sans variations de couleurs entre les deux couplets et avec
une note finale qui va chercher les applaudissements. Autre exemple, "je
meurs en te disant que je t'adore" est débité comme "je reprendrais
bien un peu de pâté".
Scéniquement, le personnage
se cherche. Ici, difficile de faire la part des choses entre le travail
de la mise en scène et celui du ténor (une seule chose de
sûre : la faute incombe à un Alagna !).
Roberto est un Werther exagérément
torride, se payant le luxe d'embrasser Charlotte sur la bouche dès
le premier acte (en contradiction avec la déclaration de l'acte
III : "il brûle sur ma lèvre, encore inassouvi, ce baiser
demandé pour la première fois"). Une ardeur qui rend difficilement
compréhensible le revirement qui suit "A ce serment, soyez fidèle
; moi j'en mourrai Charlotte" ; on aurait plutôt parié sur
le fait qu'Alagna aille casser la figure à son rival !
La caractérisation dramatique
est ainsi constituée de moments d'emballements histrioniques (Werther
saisissant violemment Charlotte par les poignets ou se traînant à
ses pieds en plein jour devant l'église ... sans parler d'un suicide
digne de la mort de Scarpia !), suivis de soumissions soudaines : une absence
de cohérence qui rend le personnage assez étrange.
Timbre chaleureux, bonne diction, Monica
Bacelli serait une excellente Charlotte en accordant plus d'attention au
mot : pour exister face à Werther, le rôle demande une vraie
diseuse capable de captiver l'auditoire faute de quoi le rôle parait
sacrifié.
Vocalement impeccable, Marc Barrard
chante un Albert d'une grande humanité, réservé et
amoureux ; une approche intéressante mais, en apparence du moins,
un peu contradictoire avec la scène des pistolets : pourquoi le
mouton se transforme-t-il soudain en fauve ?
On retrouve avec plaisir l'inusable
Michel Trempont, toujours parfait représentant d'une ancienne école
du chant français.
Nathalie Manfrino est une Sophie délicieuse,
bien chantante, espiègle et romantique et à la diction irréprochable.
Léonard Pezzino en Schmidt et
Armando Gabba en Johann complètent agréablement la distribution
: le premier est parfait de style, mais pas toujours en mesure ; le second
dispense une voix solide mais un peu trop italienne.
La direction d'Alain Guingal est tour
à tour élégante et dramatique, évitant le piège
d'un vérisme tonitruant. Les représentations ultérieures
viendront sans doute gommer les quelques décalages constatés
avec le plateau.
Placido CARREROTTI
Notes
1. Le monde lyrique
pratique suffisamment le copinage pour ne pas s'offusquer de ce coup de
pouce familiale. Pour citer Vincent Auriol, "il est plus facile de donner
des leçons que des exemples".
2. Une simple illustration
: entendant par hasard les échanges entre le Bailli et ses amis
au sujet de Werther "pas fort en cuisine", Sophie reste un instant songeuse,
puis repart avec un léger sourire ; on comprend qu'elle l'aime déjà.
Plus rarement, le détail est à contresens : à la question
d'Albert "Ai-je fait une femme heureuse et sans regret ?", Charlotte répond
par une pirouette "lorsqu'une femme a près d'elle l'époux
le plus droit et l'âme la meilleure, que pourrait-elle désirer
?". Cette déclaration confirme qu'elle n'aime pas Albert mais qu'elle
a agi par devoir (ce que Charlotte déclare d'ailleurs à Werther).
A cet instant, les frères Alagna nous montrent Charlotte blottie
amoureusement dans les bras d'Albert, vision tout à fait incongrue.