LES
MILLE ET UNE FACETTES D'UN TENOR ETONNANT...
Winterreise est sans aucun doute
un des cycles de lieder les plus connus et les plus interprétés
aujourd'hui. Tout liedersänger digne de ce nom semble désireux
de l'inscrire à son répertoire : Hans Hotter, Dietrich Fischer
Dieskau, Thomas Hampson, Christophe Prégardien...
En général plutôt
associée à des voix masculines : ténor, baryton, et
même basse, cette oeuvre a été aussi interprétée
pas des chanteuses célèbres comme Lotte Lehmann, et plus
près de nous Christa Ludwig, Brigitte Fassbender, pour ne citer
que celles-là.
Pourtant, on peut remarquer que, pendant
le siècle qui suivit sa composition en 1827 - un an avant la mort
de Schubert - ce cycle fut peu donné, du moins dans son intégralité,
comme si on le jugeait trop sombre, trop austère.
Müller était décédé
depuis peu lorsque Schubert mit ces poèmes en musique.Il est clair
qu'il ressentit une profonde affinité avec le sentiment d'abandon
dont souffre le voyageur, qui d'ailleurs ne rencontrera âme qui vive
pendant son périple, excepté le joueur de vielle du tout
dernier lied.
A l'inverse de "Die Schone Müllerin",
il n'y a ni action ni trame. Ce que décrit Schubert, c'est un voyage
intérieur, un paysage mental où comptent avant tout les sentiments,
et non ce qui est vu au dehors. En fait, les éléments extérieurs
ne servent qu'à relancer le cheminement des émotions et des
idées, pratiquement comme s'il s'agissait d'une démarche
psychanalytique, où le voyage se construit sur des associations
d'idées liées à des objets ou à d'autres pensées.
Enfin, il n'est pas inutile de préciser
que ce cycle, où tant d'émotions tragiques sont exprimées,
est très représentatif de la personnalité complexe
de Schubert qui, au même moment, fréquentait fêtes et
plaisirs, et composait de la musique de danse destinée à
être jouée dans les tavernes.
Ce préambule peut aider à
faire comprendre à quel point cette soirée était attendue
: Ian Bostridge est devenu sans conteste au fil des dernières années
un des artistes les plus particuliers et intéressants de sa génération,
quant à Leif Ove Andnes, il est probablement un des pianistes les
plus talentueux actuellement, à priori plus connu comme concertiste
que comme accompagnateur. Le résultat de cette "association" fut
au-delà de nos attentes..
Le piano grand ouvert donna d'emblée
le ton : les deux partenaires étaient à égalité,
ce qui n'est finalement pas si fréquent. En effet, souvent, les
accompagnateurs, même les plus grands, ont tendance à s'effacer
derrière le chanteur. Ce soir là, c'est d'un véritable
dialogue entre la voix et l'instrument qu'il s'agissait, et rarement on
aura entendu une telle connivence, quasiment proche du miracle, une véritable
osmose, en fait.
Il advint parfois d'ailleurs que le
piano couvre la voix, dans certains passages sollicitant le bas médium
et le grave, par exemple, mais cela n'avait aucune importance, car ce qui
comptait, c'était l'ensemble, en un mot, la musique...
Pour Ian Bostridge, il ne fut pas question
de se comporter comme un "ténor de salon" : d'un naturel confondant,
sa lecture décapante, souvent assez expressionniste, fut aux antipodes
des préciosités, voire des sophistications, de certains interprètes
au demeurant fort respectables. Il réussit le tour de force d'être
à la fois violent et délicat, brutal et raffiné, despéré
et joyeux, et s'il flirta parfois avec la mort, il la fit amoureuse et
séduisante, bien plus que sinistre, confirmant en cela une totale
affinité avec l'univers schubertien qu'il rendit évident,
"facile" dans sa complexité. Sans doute parvient-on à un
tel résultat quand on est passé au-delà des choses,
pratiquement "de l'autre côté du miroir"... D'ailleurs, ce
grand jeune homme dégingandé à l'allure d'éternel
adolescent n'est-il pas également un oxfordien distingué
auteur d'une thèse sur la sorcellerie : "Witchcraft and its transformations
1650 -1750" publiée en 1997 par la Oxford University Press ?
La complexité du chanteur, qui
renvoie également à celle du compositeur, trouva une résonance
totale chez le pianiste Leif Ovne Andnes, dont le jeu subtil et puissant
eut à la fois la précision coupante des fjords de sa Norvège
natale et la légéreté des trolls qui hantent toutes
les forêts nordiques.
En conclusion à cette mémorable
soirée, on est tenté de dire que ce Winterreise là,
débarrassé de la "germanité" excessive dont il est
souvent affublé, fut, grâce aux génies anglais et scandinave
qui s'en emparèrent, baigné d'une universalité qu'on
lui devait depuis bien longtemps...
Juliette Buch