Paula Spencer est une femme de la
classe sous-ouvrière britannique, elle fait partie de ces gens que
le tatchérisme n'a même pas affecté, tant sa situation
est basse dans l'échelle sociale. Son mari, Charlo, vit de petits
boulots dans la construction et de vols plus ou moins maladroitement organisés
(quand il était jeune, Charlo est allé dans un pénitentiaire
pour adolescents, c'est sa grande fierté.) Paula Spencer est battue
par son mari, à coups de pieds, de poings, de tête, de poêle
à frire, etc. Elle est aussi alcoolique et n'a pas pour l'instant
l'intention d'arrêter. Paula a aussi deux soeurs dont l'une est persuadée
d'avoir été violée par son père. Elle a quatre
enfants, enfin cinq, mais elle en a perdu un en route... la faute à
Charlo. Déprimant, hein ? Un peu too much même... et pourtant,
quelle humanité dans ce roman de Roddy Doyle, auteur des célèbres
Commitments portés à l'écran en 1991 par Alan Parker.
Ceux qui parlent d'une nouvelle histoire
de femme battue se mettent le doigt dans l'oeil jusqu'au pancréas
; le propos n'est pas là, il n'est pas non plus à la contemplation
alarmée du misérabilisme social et culturel de cette famille
tristement typique. Le propos de Roddy Doyle dépasse de loin cette
vision étriquée de la littérature ; il s'agit ici
de l'histoire d'une femme terriblement humaine qui - face aux horreurs
qui lui tombent sur le coin de la figure - n'agit pas en héroïne
de série télé américaine, n'empoigne pas ses
gosses par le col de leurs vestes pour aller hurler son malheur à
la face de tribunaux grandiloquents. Il s'agit plus ici de sincérité
et -surtout- de tendresse. Qu'un homme ait pu écrire avec tant de
simplicité l'amour d'une mère pour ses enfants et ses compromis
avec la violence et l'alcoolisme relève purement et simplement du
prodige. Un exemple tout simple : pour redresser la pente, Paula décide
de ne plus boire avant que son cadet n'ait rejoint ses couettes; pour se
motiver, elle enferme ses bouteilles dans une armoire cadenassée
dont elle jette la clef au fond du jardin. Après avoir couché
son petit, elle s'enfonce dans la nuit à la recherche de sa clef
et tâtonne, peste et jure jusqu'à ce qu'elle mette la main
dessus. Cette course-poursuite (!) tout à fait pathétique
nous rappelle que quand on essaye d'arrêter de fumer, de faire régime,
de ne pas loucher sur un beau corps, on a tous l'air très - mais
vraiment très - cons. Et Paula pas plus qu'un autre.
Le roman en lui-même est traité
par la focalisation interne; Paula à la mort de son mari revit petit
à petit tous les évènements de sa vie; de son enfance
heureuse, de ses premières expériences sexuelles (elle a
branlé un petit camarade de classe en cours d'histoire), de sa rencontre
avec Charlo (ils ont fait l'amour dans un champ, il la sautait, elle avait
la nausée, il a essuyé son sperme à sa bombers -mais
c'était merveilleux), de ses gosses, de ses soeurs, de son travail,
des docteurs à qui elle raconte qu'elle rentre en collision avec
les portes et qui ne s'aventurent jamais à échanger un regard
avec elle : "Tenez madame Spencer, couchez-vous, ça ira mieux et
vous Charlo, faites-lui du thé.", impuissance et désintérêt.
Quelle drôle d'idée ont
eu Kris Defoort et Guy Cassiers de mettre ce roman inadaptable à
la scène et d'en faire un opéra ! Et pourtant la réussite
est totale vu qu'en fin de compte on assiste à un spectacle particulièrement
bourratif (impossible d'assimiler une partition d'une telle richesse en
une seule écoute), basé sur plusieurs prises de positions
téméraires : Paula est le seul personnage à intervenir
sur scène; mais elle est double vu qu'une chanteuse et une actrice
se donnent la réplique. Puis un écran complètement
halluciné qui présente les autres personnages : Charlo, le
policier, les soeurs de Paula, ses gosses... L'écran est une véritable
figure de style, une métalepse narrative qui souligne, accompagne
et commente le récit, parfois en donnant la parole aux autres personnages,
parfois en criant des onomatopées, à la mode des vieux épisodes
de Batman et Robin "Bing, Bang, Boum". La réalisation vidéo
est miraculeuse d'esthétisme et il faut parler de virtuosité
dans le chef de la régie qui doit superviser tout ça.
Mais revenons à nos deux Paulas
: l'une est une star du théâtre néerlandais, Jacqueline
Blom, enceinte jusqu'aux dents (joli paradoxe), corps disgracieux, visage
adorable, elle a une voix à la Marianne Faithfull, cependant quand
elle se place face à la petite caméra qui projette son visage
en négatif sur l'écran elle est magnifique. L'actrice fait
ici quelque chose de remarquable, de poignant, elle se fond à l'intention
musicale et tient presque lieu d'instrument. Cette voix rauque, ces sentences
susurrées, ses cris sont autant d'éléments aussi indispensables
à la richesse de cette partition que les improvisations presque
belcantistes de la chanteuse, Claron McFadden. Vocalement il est difficile
de se faire une opinion de mélomane type, il n'est pas question
ici de ligne de chant traditionnelle ni de conventions auxquelles nous
sommes habitués : la chanteuse est amplifiée, ce qui lui
permet de jouer sur les nuances et de faire valoir un médium très
jazz, chaud, dont elle se sert avec panache. L'aigu, objectivement, est
tendu et acide, mais peu importe, vu que ce qui serait dans n'importe quelle
autre oeuvre considéré comme un défaut est ici en
accord total avec l'intention dramatique. Scéniquement et musicalement,
un moment de magie, de grâce pure; quand les deux actrices se retrouvent
en même temps face à deux caméras et que leurs visages
se mélangent sur l'écran. C'est un des rares moments de ma
vie musicale où j'ai senti une véritable solidarité
entre les spectateurs qui tous -absolument tous- ont retenu leur souffle
pendant quelques secondes.
Je l'ai déjà dit et je
le répète : absolument impossible de se faire une idée
précise de la musique de Kris Defoort tant l'opulence de ce spectacle
dépasse de très loin la capacité type d'un cerveau
à enregistrer. Ainsi, le mieux est d'être simple : ce que
j'ai entendu était formidable. Dans la fosse deux ensembles se donnent
la réplique : Dreamtime, l'ensemble jazz du compositeur, et la Beethoven
Academie, ensemble rigoureusement classique. La principale difficulté
consistait donc à faire jouer tout ce petit monde ensemble, à
faire s'alterner sans trace de couture la rigueur de l'écriture
et la fougue de l'inspiration. Sur ce point -déjà- nous sommes
face à une formidable réussite. Grâce à Defoort,
bien sûr, mais aussi à l'intelligence collective de ces deux
ensembles et de Patrick Davin, le chef d'orchestre, qui a porté
cette oeuvre à bout de bras. Au niveau strictement instrumental,
il faut aussi s'incliner face à la maîtrise de Kris Defoort
qui, de motifs indéniablement schoenbergiens, passe à de
pleines pages de percussions délirantes, le tout avec une élégance
nonchalante.
Des reprises de ce spectacle coproduit
par Het muziek Lod, ro theater, deSingel, Beethoven Academie, Rotterdamse
Schouwburg et La Monnaie sont prévues, notamment au festival d'Automne
de Paris. On a croisé tant à Bruxelles, qu'à Anvers,
qu'à Rotterdam de nombreux directeurs de théâtre.
C'est un spectacle après lequel
on n'a pas envie d'applaudir, simplement de se lever, de rentrer chez soi,
de se mettre au lit et de se blottir contre la personne qu'on aime.
Camille de Rijck