LA FLÛTE DE L'ENCHANTEUR...
La vieille ritournelle selon laquelle
les reprises sont souvent meilleures que les premières vient encore
de se vérifier avec cette Flûte Enchantée donnée
une dernière fois par Hugues Gall et qui scellera - cette fois pour
de bon, le rideau venant de tomber, le 8 juillet, sur la dernière
de Capriccio à Garnier - la fin de son mandat.
Force est de constater que cette
production qui date de 1991 (création le 27 juin à l'Opéra
Bastille), non seulement n'a pas pris une ride, mais a même bonifié,
comme les grands crus. Mieux encore, elle semble empreinte d'une modernité
très vivace, voire futuriste, son intemporalité faisant apparaître
comme "datées" bien des mises en scène pourtant plus récentes.
Cependant, à l'époque,
cette Flûte avait soulevé bien des controverses (voir
le titre "historique" de Libération : "Bob Wilson est resté
sourd à la Flûte Enchantée"(1))
et créé de nombreux remous pour des audaces qui, aujourd'hui,
les temps ayant bien changé, nous semblent toutes relatives, presque
anodines... Il n'empêche que le grand chef suisse Armin Jordan, qui
devait diriger toute la série, avait fini par déclarer forfait
et déposer rageusement la baguette face aux "libertés" prises
par Bob Wilson avec l'oeuvre de Mozart : dialogues Kabuki sonorisés,
effets sonores ajoutés... Il faut bien reconnaître que malgré
les qualités esthétiques, incontestables, des lumières,
des décors et costumes, on pouvait être tenté de penser
que Wilson avait "poussé le bouchon un peu loin", d'autant que la
distribution vocale et la direction musicale étaient d'un niveau
assez faible.
La reprise de l'oeuvre en 1999 avec
de meilleurs chanteurs, un meilleur chef et de nouveaux costumes réalisés
par Kenzo avait déjà changé quelque peu la donne.
On peut dire qu'aujourd'hui, treize
ans après la création, cette Flûte tellement
contestée est sur le point de passer à la postérité,
comme ce Faust de Lavelli qui déclencha une véritable
bataille d'Hernani au Palais Garnier ou cette Tétralogie
Chéreau/Boulez à Bayreuth qui valut à l'époque
des menaces de mort à ses auteurs. Ces spectacles, devenus des classiques,
font désormais office de références absolues. Et nul
doute que la vision wilsonienne de ce divin singspiel du divin Mozart
fera date, car elle était très en avance sur son temps.
L'idée que cette série
de représentations est la "der des der" nous serre un peu le coeur,
a
fortiori lorsqu'on sait que c'est la Flûte du Festival
de La Ruhr, aperçue sur Arte, qui va lui succéder. Il faut
dire que la première (23 juin) nous a probablement offert un idéal
de perfection visuelle et auditive rarement atteint dans cette oeuvre,
et ce, depuis fort longtemps.
Bob Wilson, revenu pour cette série
(il saluera à la fin), a revu sa copie. Les costumes de Kenzo sont
toujours aussi superbes, la beauté des lumières et de l'agencement
des couleurs dites "primaires" - les rouges, les jaunes, les bleus - tout
bonnement à couper le souffle, et l'on n'oubliera pas de sitôt
l'arrivée du sublime dragon rouge poursuivant Tamino.
Une telle épure et une telle
stylisation sont à la fois un repos - tant de metteurs en scène
prenant un malin plaisir à encombrer inutilement l'espace scénique
- et un bonheur pour le regard. En se démarquant de tant de lectures
philosophico-politico-maçonniques, qui fréquemment alourdissent
ce chef-d'oeuvre, la vision de Wilson lui restitue sa limpidité
et son évidence, en parfaite adéquation avec l'esprit même
du Singspiel.
Sur le plan musical, c'est aussi
la fête, car la direction équilibrée, harmonieuse,
sans effets superflus, de Jiri Kout, va droit au coeur par sa simplicité
et se montre, qui plus est, constamment attentive aux chanteurs.
Des deux distributions en alternance,
nous n'avons pu entendre que la première qui, d'après les
échos que nous en avons eu, semble la meilleure. En tête,
il faut citer le formidable Papageno de Stéphane Degout, truculent
à souhait et bien chantant, et la touchante Pamina de Rachel Harnisch,
très habitée et poétique. Le ténor canadien
Gordon Gietz qui chantait Tamino ce soir-là eut quelques aigus un
peu difficiles et fit montre d'une émission vocale souvent étouffée...
Le trac, peut-être ?
On peut encore citer la très
belle Reine de la Nuit d'Aline Kutan, à la voix très corsée
et aux suraigus éclatants, les trois dames malicieuses parmi lesquelles
ont remarque Karine Deshayes, le noble Sarastro d'Alfred Reiter, la délicieuse
Papagena de Gaële Le Roi et, last but not least, les trois
formidables "Knaben", d'une justesse, d'une musicalité et d'une
autorité scénique plutôt rare quand il s'agit d'aussi
jeunes artistes. Tous les rôles sont, de toute façon, très
bien tenus et contribuent à l'homogénéité d'un
spectacle qui nous touche profondément, nous rend notre âme
d'enfant avec le regard émerveillé qui l'accompagne, cette
joie pure et simple devant la beauté visuelle et sonore, renouant
avec l'essence et la magie de l'Opéra.
Les nombreux adolescents présents
dans la salle ne s'y trompèrent pas et laissèrent éclater
leur joie, réservant, avec le reste du public, une véritable
ovation à Robert Wilson, au chef et à tous les chanteurs.
Il est à espérer que
Gérard Mortier ait pu assister à cette représentation
pour constater à quel point ce spectacle "fonctionne", en particulier
auprès des jeunes et qu'il constitue en outre une leçon d'esthétique
et d'art - Wilson est aussi et surtout plasticien, ne l'oublions pas -
dans un monde où, de plus en plus souvent, la laideur est de rigueur.
Souhaitons aussi que le nouveau directeur de l'Opéra de Paris révise
quelque peu son jugement et qu'au lieu de la mettre au "pilon", il reprenne
un jour cette Flûte visionnaire, pour notre plus grand bonheur.
Juliette BUCH
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(1) Le spectacle
qui a fait connaître Robert Wilson s'intitulait "Le Regard du Sourd"...