C'est
la deuxième année consécutive que l'opéra de
Lyon ouvre sa saison avec une mise en scène de Stéphane Braunschweig.
Après le précédent violemment revendicatif d'un Wozzeck
déchiré, le dramaturge offre ici une vision pleinement populaire
de l'ultime chef d'oeuvre commun de Mozart et Schikaneder. Maître
de l'espace, sculpteur de gestes, d'attitudes, comme aussi apôtre
d'une certaine luminosité, Braunschweig joue dans sa mise en scène
d'une technologie assumée, maîtrisée, pour créer
au sein même de l'oeuvre différents niveaux de lecture. Fenêtre
ouverte sur d'autres dimensions du réel (la scène des épreuves
initiatiques est à cet égard un pur moment de génie
visuel), la vision de Braunschweig, construite autour d'un lit omniprésent
et siège freudien d'univers entremêlés, est bourrée
de trouvailles (tels ces clins d'oeil au burlesque dans les projections
de Monostatos et de ses tristes acolytes, ou à une Vienne impériale
de boîte à musique ailleurs) d'une saine métaphysique
qui offrent à l'oeuvre le statut de fable moderne autant qu'intemporelle.
Une vraie réussite donc.
Idéalement vécue par
les interprètes, la mise en scène favorise de manière
magistrale l'incarnation, au sens propre, de chaque personnage, présences
charnelles plus peut-être encore que vocales. Cela permet de survoler
quelques approximations (un Monostatos surtout, dans la pire tradition,
qui geint, criaille, susurre, éructe mais qui chante bien peu, en
fait). Mais cela donne aussi de vraies merveilles. Gigantesque Reine de
Ingrid Kaiserfeld, voix sans vertige, mais torche vivante (étonnant,
ce vibrato à plusieurs vitesses qui rappelle la Gwyneth Jones des
années 70), vocalisation emportée et suraigu tétanisant,
puissant et émis en rafales, comme par un gosier mécanique,
surhumain... Beau trio de Dames et d'enfants, les premières très
bien appariées et d'une belle éloquence, mutines aussi à
l'occasion (Elodie Méchain excelle dans ce domaine quand bien même
l'instrument de premier ordre est plus celui d'une ogresse que d'une jeune
fille en fleur). Superbe Orateur de Gysen, timbre royal sombre et comme
sorti des profondeurs de la terre, phrasé impérieux, véritable
apparition vocale suggérant un au-delà à l'humain
tant la résonance dépasse l'entendement (les yeux fermés,
il y a du Hotter des meilleures années dans cette voix).
© Gérard Amsellem
Très docte, paternaliste et
noble à la fois, Le Sarastro de Borowski, pour sa part, un peu coincé
dans le grave (mais c'est aussi la règle du jeu et Mozart comme
le chef lui ont ménagé pour l'occasion un simple souffle
d'orchestre qui soutient idéalement l'instrument) affirme une présence
incontournable dès lors qu'il est sur le plateau. Plus étonnant
est sans doute le Tamino de Marcel Reijans. A rebours d'une certaine tradition
mozartienne (c'est l'anti-Gedda, l'anti-Genz pour rester dans les chanteurs
contemporains), Reijans, voix placée très haut dans le masque,
joue ici d'un héroïsme systématique (ce qui pour le
rôle de Tamino est tout sauf un contresens), projetant le son, droit,
virulent, épique. Reijans a le format strictement vocal d'un Roswaenge,
heldentenor
presque, face à l'Orateur, mais sans la tenue de ligne de son illustre
prédécesseur (ligne bien hachée ici), sans non plus
la noblesse du modelé, les irisations du legato et le clair-obscur
du registre grave.
Mais il y a surtout dans cette production
deux prestations incontournables. La Pamina de Hélène Le
Corre émeut díabord et transcende un rôle souvent falot. Voix
chaude, assise sur un médium cossu, jouant aussi d'un aigu ténu,
déchiré, qui s'étiole et ajoute à l'incarnation
sans fard de la jeune femme. La voix, le corps entier de l'artiste palpite
à l'unisson d'une musique vécue plus que chantée...
Où a-t-on entendu récemment un "Ach! Ich fühl's" aussi
probe musicalement qui s'inscrit comme un gouffre au milieu de la narration?
Mutin plus que philosophe, les pieds
solidement ancrés dans son terroir et la tête tournée
vers les plaisirs de ce monde, le Papageno de Markus Werba est l'autre
absolue révélation de la représentation. Timbre rugueux
(ah! ces "r" rrrrrrroulés à la bavaroise), présence
obsédante d'éternel cancre de la classe, le jeune baryton
émaille sa partie d'une musicalité désarmante, d'un
continuel sourire d'adolescent naïf et gaffeur égaré
dans un corps et un monde d'adultes. Le public ne s'y trompe pas qui réserve
à l'artiste ses applaudissements les plus nourris. Mais son "Ein
Mädchen oder Weibchen" comme sa déploration finale, rustauds
et à coeur ouvert, chantés comme le plus savoureux des lieder
populaires, sans tricher ni contrefaire un personnage sujet à tous
les égarements, méritent bien cette manifestation de connivence.
Si les voix sont cependant si bien
servies ici, c'est que le chef les étreint, les soutient à
chaque moment de la narration par des prodiges de musicalité. Habitué
aux formations jouant sur instruments anciens, Stern tire ici de la phalange
lyonnaise des sonorités dégraissées, virtuoses, cordes
profuses mais toujours véloces, bois irisés, cuivres surtout
qui ont rarement si bien sonné, clairs, percussifs. Le discours
s'en trouve dès lors perpétuellement relancé, fluidifié
aussi sur toute la gamme des dynamiques comme des rythmes (l'ouverture
sonne magistralement, ainsi que les scènes initiatiques qui s'en
trouvent magnifiées, inscrites comme dans une dimension parallèle
au sein du récit) jusqu'à un final en forme de spirale humaniste
où la voix chante avec des mots si simples, les mystères
de la philosophie des Lumières.
Rarement donc, aura-t-on assisté
à spectacle présentant une telle unité de vue comme
une telle qualité artistique, cachant derrière les apprêts
légers d'un conte enfantin revisité, les subtilités
d'une mystique et d'une symbolique immanentes, qui s'éprouvent plus
qu'elles ne se montrent.
Benoît BERGER