ALCESTE
Christoph Willibald
GLUCK
Tragédie
opéra en trois actes
Livret : M. F.
L. G. Lebland du Roullet, d'après Calzibigi
Version de Paris
- 1776
Alceste : Anne-Sofie
von Otter, mezzo-soprano
Admète :
Paul Groves, ténor
Le prêtre
d'Apollon - Hercule : Dietrich Henschel, basse
Evandre : Yann
Beuron, ténor
Coryphées
: Joanne Lunn, Katharine Fuge, sopranos
Un héraut
d'armes, Apollon : Ludovic Tézier, baryton
L'oracle, un Dieu
Infernal : Nicolas Testé, basse
Monterverdi Choir,
English Baroque
Soloists
Direction : John
Eliot Gardiner
Enregistrement Philips
Réalisé en public au Barbican Center,
à Londres
les 26 et 30 octobre 1999.
2 CD Philips 470
293-2
LE STYX REVISITE PAR LES LUMIERES...
Un des principaux intérêts de cet enregistrement vient
du fait qu'il ne constitue pas un simple décalque des représentations
du Châtelet, dont un DVD a par ailleurs été réalisé
chez Arthaus, mais plutôt un prolongement de celles-ci grâce
à deux concerts donnés au Barbican Center à Londres,
dans une distribution quasiment identique, à l'exception des coryphées.
Alceste aura été dans l'oeuvre de Gluck une étape
décisive de la "réforme de l'opéra" dont Orphée
et Eurydice, qui lui est antérieur, constitue le premier versant.
Ce n'est donc pas un hasard si au Châtelet, pour sa réouverture
à l'automne 99, ces deux oeuvres avaient été données
en alternance...
Il n'est par ailleurs guère surprenant que la grande Maria Callas,
tant célébrée actuellement, se soit emparée
du personnage d'Alceste, à la Scala en 1954, pour en faire un de
ses rôles les plus marquants...
Tout dans Alceste porte l'empreinte de la modernité, et
d'abord le personnage principal, cette reine héroïque, descendant
aux enfers par amour - tout comme Orphée d'ailleurs - préfigurant
déjà la Léonore du Fidelio de Beethoven. Alceste
est noble, fière, obstinée, puissante, elle domine son époux
Admète ; elle est l'incarnation du courage, de la force, de la grandeur
d'âme, et, contrairement à bien des héroïnes d'opéra
qu'on assassine, qui se suicident, deviennent folles ou meurent poitrinaires,
Alceste est la grande triomphatrice de ce terrible combat avec les forces
infernales, elle a le dernier mot et tient tête au monde.
Outre ce personnage hors du commun qui préfigure la femme future,
libre de ses choix et de son destin, on remarque la richesse des couleurs
de l'orchestre et des choeurs, tant admirée par Berlioz.
La création d'Alceste fit grand bruit et déchaîna
l'enthousiasme du critique Josef von Sonnenfels : "Je me trouve au pays
des miracles ! Un opéra seria sans castrats, des airs sans vocalises
(ou gargarisme, comme je les appelle) et un livret qui n'est ni moralisateur
ni trivial".
Comme pour Orphée, il existe deux versions d'Alceste
: celle de Vienne, en italien, sur le livret de Raniero da Calzibigi, créée
le 26 décembre 1767 au Burgtheater ; et celle de Paris, sur le texte
de F. Lebland du Roullet, créée le 23 avril 1776 par l'Académie
Royale de Musique. Et, précision qui rapproche une fois de plus
l'historique de cette oeuvre de celui d'Orphée, Berlioz en établit
une autre version pour la reprise parisienne, en 1861.
C'est la "version de Paris" que John Eliot Gardiner avait choisie pour
le Châtelet et pour l'enregistrement dont il est question aujourd'hui.
Ce chef talentueux, précis, énergique, éclectique,
qui dirige avec un égal bonheur un vaste répertoire allant
du baroque au contemporain, s'est livré ici à un énorme
travail de révision et de quasi recréation de la partition,
en se basant aussi beaucoup, comme il le précise lui-même,
sur la version Berlioz.
Ce dernier avait fait transposer le rôle-titre dans le grave,
pour l'adapter à la tessiture de la grande Pauline Viardot, qui
avait déjà créé le rôle d'Orphée
en 1859, dans la version Berlioz, bien sûr...
Car, en fait, quelle est la véritable voix d'Alceste ? Il est
difficile d'affirmer dans l'absolu qu'il s'agit d'un grand soprano dramatique,
comme l'a souvent voulu la tradition jusqu'à présent. N'oublions
pas que la créatrice d'Alceste à Paris, Rosalie Levasseur,
avait également chanté le rôle de... l'Amour dans Orphée,
et que Gluck, s'agissant du talent de cette artiste, parle beaucoup plus
d'art du théâtre, de déclamation et d'expression, que
de puissance vocale.
Or, ce sont souvent de grandes voix de sopranos dramatiques : Germaine
Lubin, Kirsten Flagstad, Maria Callas, Eileen Farrell, Consuelo Rubio,
Jessye Norman, qui ont été entendues dans ce rôle,
avec parfois quelques exceptions, comme Janet Baker, par exemple, ce qui
éclaire quelque peu le choix d'Anne-Sofie von Otter.
Par sa datation et malgré sa modernité d'écriture,
Alceste
appartient, sans conteste, à l'époque baroque (tout comme
la Médée de Cherubini, d'ailleurs, plus tardive, certes,
mais composée, qu'on le veuille ou non, au 18ème siècle).
Or, il est bien connu qu'avant le "renouveau baroque" des années
70, cette musique était souvent dénaturée, voire défigurée
par des choix d'effectifs orchestraux surdimensionnés et de voix
trop lourdes ou trop "véristes."
Il est donc probable que la voix d'Anne-Sofie von Otter, par sa couleur
et sa dimension, soit certainement infiniment plus proche de celle de la
créatrice de l'oeuvre, qui chantait par ailleurs Lully et Rameau,
que celle de... Kirsten Flagstad.
On ne peut que saluer l'admirable diction en français, le sens
de la déclamation classique, l'art du phrasé et aussi de
colorer à l'infini un timbre par ailleurs fort séduisant,
qui sont, entre autres, la marque de fabrique de la cantatrice suédoise.
Certes, la voix n'est pas très puissante, mais cependant bien projetée,
et puis quelle poésie, quelle élégance et quelle noblesse
! Alceste n'est-elle point une reine, et les divinités de l'Enfer
ne sont-elle pas conquises et finalement vaincues par tant de charmes ?
Alors que certaines grandes voix se sont imposées dans le célèbre
"Divinités du Styx", devenu chez Gardiner "Ombres, larves", Von
Otter atteint des sommets inouïs dans "Je n'ai jamais chéri
la vie", "Vis pour garder le souvenir" et en particulier "Divinités
implacables" (elle avait d'ailleurs gravé la version italienne de
ce dernier air, "Non vi turbate", dans un récital Archiv Produktion
de 1997).
Autre point positif à porter au crédit de cette artiste
: à aucun moment, elle n'a cherché à imiter Maria
Callas, dont l'ombre ne pouvait que planer les soirs de représentation
au Châtelet. Elle a livré sa propre vision d'Alceste, avec
ses moyens, sans jamais forcer sa voix ou chercher à la transformer.
Et, paradoxalement, cette rigueur et cette exigence la rapprochent incontestablement
de son immense aînée, à laquelle elle a peut-être
finalement voulu rendre hommage, en débarrassant ce personnage du
pathos et des vociférations auxquelles se sont livrées certaines
de ses consoeurs...
Auprès d'elle, Paul Groves, sans égaler, certes, Georges
Thill ou Nicolai Gedda, campe un Admète bien chantant, noble, un
peu unidimensionnel, peut-être... L'Hercule de Dietrich Henschel
déçoit un peu par une émission, pâteuse parfois,
et une déclamation emphatique. On remarque, comme à la scène,
l'Evandre de Yann Beuron, musical, comme toujours, et les timbres de bronze
et d'airain de Ludovic Tézier et Nicolas Testé.
Le Monteverdi Choir est toujours aussi somptueux, sans doute un des
meilleurs aujourd'hui, quant à l'orchestre, il est admirable, dirigé
de main de maître par "Sir John" à son apogée...
Cet enregistrement est donc à saluer comme une véritable
"renaissance", de l'oeuvre, une "version originale" en tous points nécessaire,
puisqu'il n'existait pas jusqu'à ce jour au disque de "version de
Paris" équivalente.
A acquérir de toute urgence, aux côtés de l'enregistrement
de Callas bien sûr (par ailleurs assez mal entourée, hélas)
qui grava la version de Paris dans sa traduction italienne, cependant.
Sur le versant italien, on peut aussi signaler la très belle
version parue récemment chez Naxos, enregistrée au Théâtre
de Drottningholm du 10 au 15/8/1998 (3CD 866066-68) et dirigée par
Arnold Östman. Le livret qui accompagne cet enregistrement précise
entre autres que Gluck avait tellement influencé le roi Gustave
III de Suède, connu pour son esprit éclairé et son
goût artistique, que le souverain avait décidé de créer
un Théâtre National Suédois basé sur les idées
novatrices du compositeur. Il y eut donc entre Gluck et la Suède
une affinité que le temps n'a probablement pas atténuée.
Le fait qu'Anne-Sofie Von Otter entre, une fois de plus, au Panthéon
gluckiste (après son Orphée exemplaire) n'est peut-être
pas qu'une heureuse coïncidence, mais s'inscrit sans doute dans une
tradition.
Juliette Buch
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