Kaija SAARIAHO
L'AMOUR DE
LOIN
Opéra en cinq actes
sur un livret d'Amin Maalouf
Clémence, Comtesse de Tripoli
: Dawn UPSHAW
Jaufré Rudel : Gerald
FINLEY
Un Pèlerin : Monica GROOP
Choeur et Orchestre du Suomen
Kansallis Ooppera
direction : Esa-Pekka SALONEN
mise en scène: Peter SELLARS
lumières : James F. INGALLS
Filmé en septembre 2004
au Suomen Kansallis Ooppera d'Helsinki.
Bonus
Interview de Peter Sellars
Interview de Kaija Saariaho
Interview d'Esa-Pekka Salonen
Total Playing Time: [2:36:08]
DVD-VIDEO NTSC 073 402-6
STEREO : PCM / SURROUND: Dolby
Digital 5.1 & DTS 5.1
Sous-titres: French/English/German/Spanish
Deutsche Grammophon - Août
2005
Ja mais d'amor noëm gauzirai
si noëm gau d'est'amor de loing
que gensor ni meillor non sai
vas nuilla part, ni pres ni loing.
Jaufré Rudel, Lanqand li jorn si lonc en mai
"Nous rêvons d'outremer l'un et l'autre,
mais votre outremer est ici, Pèlerin,
et le mien est là-bas."
Clémence dans L'Amour de Loin
De Kaija Saariaho, on dirait volontiers, si l'on ne craignait la tarte
à la crème, qu'elle est le plus français (ou francophile)
des compositeurs finlandais. Si ses premières oeuvres marquantes
(Verblendungen, Lichtbogen) sont encore sous l'influence directe
de ses études fribourgeoises (avec Brian Ferneyhough et Klaus Huber),
très vite, cependant, d'autres inspirations - debussystes, messiaenesques
- se font sentir, tant dans son langage musical (au colorisme raffiné,
aux orchestrations subtiles et aux textures pointillistes) que dans ses
choix de titres, poétiques et évocateurs : Du cristal...
à la fumée, Nymphéas, Grammaire des Rêves, Château
de l'Ame... L'art de Kaija Saariaho (qui suivit un temps les Beaux-Arts
avant d'intégrer l'Académie Sibelius) est atmosphérique
autant qu'auditif, et même ses oeuvres purement instrumentales ou
orchestrales laissent souvent à l'auditeur l'impression d'une expérience
multimédia et poly-sensorielle. La pâte orchestrale se métamorphose,
se contorsionne et se dérobe ; voix et électronique s'entrelacent,
fusionnent, s'intervertissent en un perpétuel jeu de morphing sonore
qui semble stimuler l'épiderme et le nerf optique autant que le
tympan (Lohn), évoquant pêle-mêle la texture
d'une toile impressionniste, l'agencement de couleurs et de textiles d'un
intérieur oriental ou encore la paradoxale agitation d'un plan-séquence
sur un espace naturel projeté en accéléré.
La musique de Saariaho semble souvent être une synthèse de
tous les arts courants, et on s'en étonnerait presque que la dame
n'ait pas tenté l'expérience de l'opéra plus tôt.
Est-ce la difficulté à trouver un livret solide qui l'a
maintenue à l'écart de ce genre pendant tout ce temps ? On
le croirait... si cet Amour de Loin ne pêchait justement de
ce côté-là.
L'histoire est celle de Jaufré Rudel, célèbre
troubadour du XIIe siècle, et de son "amour de loin" : Clémence,
Comtesse de Tripoli. De sa belle, Jaufré ne sait rien ou presque:
il s'est énamouré des éloges dites par un Pèlerin
sans nom qui fait la navette entre l'Aquitaine et Antioche... mais les
vertus qu'il décrit sont telles que le poète, fou d'amour,
décide finalement, après avoir composé moult chansons
célébrant sa gente mais inconnue dame, de s'embarquer pour
Tripoli. Tombé malade durant la traversée, il survit tout
juste assez pour que sa mort attriste Clémence au point qu'elle
décide de prendre le voile.
On a connu trame plus excitante ; mais ce n'est point tant la relative
minceur du sujet que l'écriture du librettiste qui affaiblit l'ouvrage:
obnubilé, peut-être, par une certaine image de l'amour courtois,
le romancier Amin Maalouf oublie tout défi dramaturgique pour se
complaire dans une joliesse de bon aloi. C'est ravissant, charmant et bien
élevé ; le langage est fleuri, la phrase a tournure vaguement
médiévale... et les métaphores sont d'une platitude
affligeante. Les personnages monologuent dans le vide d'un texte qui s'écoute
deviser. Difficile de nourrir la moindre empathie, surtout lorsque les
mornes lamentations de Clémence - sur la distance qui la sépare
si douloureusement de son foyer, sur celle qui la sépare encore
d'un ex-futur-amant mourant dans ses bras - donnent avant tout envie de
fuir l'opéra en courant... (pour, par exemple, réécouter
d'urgence Transatlanticism de Death Cab for Cutie, où l'éloignement
est évoqué de manière autrement planante.)
La trivialité du texte est d'autant plus embarrassante que pour
comprendre celui-ci parfaitement, on est obligé d'avoir recours
aux sous-titres, car, indépendamment des accents plus ou moins exotiques
des interprètes, la prosodie en elle-même pose problème.
Liaisons incongrues, "e" éludés à mauvais escient,
diphtongues mal négociées - l'oreille a bien du mal à
y trouver son compte. En épousant les lignes musicales, le texte
devient ou trop parlé ou trop précieux.
Côté orchestre, en revanche, Saariaho est égale
à elle-même: élégante et énigmatique,
plutôt inspirée, et surtout servie avec élégance
par son frère d'armes Esa-Pekka Salonen. Oubliés, Nagano
et sa lecture parisienne nette mais sans saveur: place au félin
finlandais, dont la direction limpide fait merveilleusement ressortir le
discret hédonisme de la partition, en même temps que des alliages
de timbres fascinants. Sous sa houlette, l'orchestre de l'Opéra
National de Finlande miroite et ondule, tandis que le choeur livre comme
à l'accoutumée des interventions impressionnantes de cohésion,
mais au français trop générique pour toucher.
Les trois solistes, de leur côté, tirent tant bien que
mal leur épingle du jeu. Le séduisant Gerald Finley (dont
on avait beaucoup aimé le Figaro fringant et roublard sous la direction
de Haitink, en DVD chez Warner) impressionne la plupart du temps par son
éloquence et son engagement. Autiste et passionné, son Jaufré
n'est pas sans évoquer la figure d'Hoffmann, notamment dans la belle
scène d'ouverture, en duel avec le choeur. Face à lui, Dawn
Upshaw remplit vaillamment son rôle de princesse lointaine et languissante
; tout juste lui reprocherait-on à certains moments un manque de
fougue, de sève, si ces carences n'étaient dues à
la transparence du personnage qu'elle incarne. Le Pèlerin de Monica
Groop, quant à lui, déçoit quelque peu: en dépit
d'une interprétation solide et nuancée, la mezzo peine à
faire oublier l'excellente Lilli Paasikivi, qui, en plus de faire meilleure
illusion en travesti, parvenait à emporter le coeur de l'auditeur
par sa chaleureuse humanité.
Stylisée et esthétiquement raffinée, la production
de Peter Sellars flatte l'oeil en dépit de quelques légères
fautes de goût (toutes lumières allumées, la tour de
Clémence a plus des allures de lupanar chic que de retraite arabisante,
au point que l'on s'attendrait presque à voir la Comtesse descendre
l'escalier en bikini scintillant et perruque rose à la Closer),
mais peine à stimuler l'attention: trop statique, trop circulaire,
l'action finit par ennuyer, à l'instar de la partition - le tout
manque de contrastes, d'effets de rupture. Trop d'unité tue l'intérêt,
d'autant plus que le passage au DVD réussit moyennement à
un spectacle reposant principalement sur l'ambiance créée
et sur des fonds noirs difficiles à capter. On retient quelques
belles images - principalement la séquence de la traversée
et l'apparition rêvée de Clémence - , mais leur impact
est amoindri par l'absence de rapport direct à la scène.
On regrette par ailleurs l'absence de réel "bonus" ; les trois interviews
(de Sellars, Saariaho et Salonen), courtes et horriblement mal filmées
(quelle idée de placer les interlocuteurs à contre-jour!),
m'ont pour ma part laissée sur ma faim.
L'Amour de Loin est donc avant tout une histoire de frustration.
Frustration du troubadour incapable d'ancrer sa romance dans la réalité;
frustration de la comtesse d'être la muse exotique d'un poète
de son pays quand elle-même se languit en terre d'exil ; frustration
du pèlerin, aussi, qui échoue au moment d'atteindre son but.
Frustration, enfin, du spectateur qui voudrait aimer cette oeuvre (par
moments réellement séduisante), mais n'en a jamais vraiment
l'occasion. Dommage, car cet opéra n'est pas exempt de beautés:
beauté d'une intrigue à la fois intemporelle et surannée,
beauté d'une partition finement ciselée, beauté d'une
mise en scène sobre et élégante. L'avenir nous dira
si d'autres productions sauront élever cette oeuvre au rang de classique;
en attendant, on préférera goûter son splendide matériau
musical dans ses différentes déclinaisons, nettement plus
concluantes: Lonh, Oltra Mar, ou encore les bien nommés Cinq
Reflets de l'Amour de Loin.
Mathilde BOUHON
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