Joseph Haydn
A R M I D A
Dramma eroico in
tre atti sur un livret de d'après Torquato Tasso
Avec Cecilia
Bartoli (Armida),
Christoph Prégardien
(Rinaldo),
Patricia Petibon
(Zelmira),
Oliver Widmer
(Idreno),
Scot Weir
(Ubaldo), Markus Schäfer (Clotarco)
Concentus Musicus
Wien
Nikolaus Harnoncourt,
direction
Livre & 2 CD
Teldec "Das alte Werk" 8573-81108-2. TT : 129'04''
Enregistré
en concert au Musikverein de Vienne en juin 2000
Belle présentation
; la forme adoptée ici d'un véritable petit livre (à
couverture cartonnée, papier glacé, cousu et tout et tout)
fait de ce volume un bel objet comme on aimerait en voir plus souvent.
Un bémol cependant : avait-on vraiment besoin d'une telle redondance
iconographique ? L'espace occupé par les six (!) photos de saluts
collectifs (sans compter les pages de garde et la couverture de dos) et
les huit (!!!) photos de répétitions (représentant
toutes presque exclusivement les trois stars de l'enregistrement que sont
Harnoncourt, Bartoli et Prégardien) aurait aisément pu être
employé à un usage plusÖ pédagogique ?
Texte de présentation
intéressant et instructif; suivi d'une rapide présentation
des personnages, d'un synopsis acte par acte et des biographies des interprètes.
Livret original
en italien, avec traductions française, anglaise et allemande.
Nikolaus l'enchanteur
De nos jours, on
connaît Haydn principalement pour sa musique instrumentale, et surtout
pour ses symphonies - que de fois n'a t'on parlé de lui comme "père
de la symphonie moderne", ce qui est certes vrai (Beethoven le symphoniste
n'aurait sans doute été le même s'il n'y avait eu "Vater
Haydn" pour le précéder), mais ô combien réducteur!
Haydn lui-même ne se considérait-il principalement comme un
compositeur d'opéra ? Et bien si, et il était loin d'avoir
tort, comme nous le prouvent nombre de ses opéras - de l'Isola
Disabitata au Mondo della Luna, en passant par l'Anima del Filosofo
et, bien entendu, cette Armida - qui tous font montre d'un sens inné
et impressionnant du théâtre, du drame, qualités également
remarquables dans ses symphonies, et qui devraient mettre la puce à
l'oreille de l'auditeur! Car il serait vraiment dommage de passer à
côté de tels trésors.
Un exemple ? Il
n'est pas difficile à trouver dans cette Armida: ce n'est pas pour
rien que Haydn la considérait comme "[sa] meilleure oeuvre jusqu'à
présent" ... Il suffit, par exemple, pour se laisser envoûter,
d'écouter la sinfonia et la toute première scène óet
en les cinq intenses minutes que dure l'éblouissante sinfonia, le
décor est planté, l'enjeu esquissé, et l'auditeur
se retrouve au coeur du drame, avec le sentiment que la traversée
de cet épisode de la Jérusalem délivrée du
Tasse ne sera pas de tout repos, déchirés que seront les
personnages entre amour et devoir, fidélité et instinct héroïque,
tendresse et ressentiment. C'est que contrairement au Rinaldo de Händel,
inspiré du même épisode, l'Armida de Haydn n'est pas
que sourire, honneur et vaillance. Bien au contraire, même: la trame
en est plus tourmentée, et la conclusion, surtout, bien plus pessimiste.
Lorsque se lève le rideau sur la salle de conseil au palais de Damas,
où siègent Idreno, Armida et Rinaldo, le preux croisé
est totalement sous le charme de l'enchanteresse sarrazine, et en a même
oublié ses croyances et son engagement dans l'armée franque,
prêt à mener l'armée sarrazine contre son propre camp.
Les trois actes de l'opéra de Haydn verront amour et devoir se livrer
une lutte sans merci dans le coeur du héros, au profit finalement
de l'honneur et de la fidélité à sa foi première,
mais non sans heurts et sans meurtrissures, car ici, ce n'est plus seulement
un enchantement, ou une attirance uniquement charnelle qui lie Rinaldo
à Armida, mais un amour véritable, et c'est la mort dans
l'âme que le paladin rejoint finalement ses compagnons d'armes, jurant
à Armida de revenir une fois la Croisade terminée óalors
qu'Armida se laisse consumer par la rage et le désir de vengeance.
Mais au fait, cette
Armida, quelle est-elle, dans l'opéra de Haydn ? Armida, enchanteresse
sournoise, bien entendu, mais aussi et surtout, Armida, femme dévorée
par la passion, toute entière ravagée par cet amour - qu'elle
sent en danger - pour celui qui représente au mieux l'ennemi
- même s'il a changé de camp. Une femme en proie à
l'angoisse, à la jalousie, et surtout, excessive. Excessive dans
sa manière d'aimer, excessive dans ses craintes, excessive dans
sa manière de se retourner et de muer son amour en hargne, aussi.
Autrement dit, un rôle en or pour Bartoli, qui nous offre là
une incarnation - au sens premier du terme - saisissante du personnage.
À la fois pitoyable et redoutable, elle ne se déchaîne
et ne laisse exploser ses sentiments, amour et ressentiment mêlés,
que pour mieux nous faire saisir sa fêlure profonde. Cousine (psychologique)
de l'Alcina händelienne, ce n'est point tant le départ de son
amant qui la détruit que le fait d'avoir à son tour été
vaincue par l'amour - elle, l'ensorceleuse sarrazine si hautaine, qui se
plaisait à asservir grâce à sa beauté et à
ses sorts les combattants chrétiens, sans jamais se laisser atteindre
par le moindre sentiment. De maîtresse elle passe à esclave,
de bourreau à victime.
Mais elle n'est
pas la seule victime: Rinaldo, tout autant qu'elle, subit, plus qu'il ne
provoque, son sort, et avec bien moins de combattivité. Si ses premiers
élans belliqueux ne manquent pas de vaillance (superbe "Vado a pugnar
contento", avec ses appels de trompettes conquérantes), le cruel
dilemme qui se pose à lui a tôt fait de le plonger dans
le désarroi le plus profond, que Christoph Prégardien nous
dépeint avec la justesse et la sensibilité qu'on lui connaissait
déjà en évangéliste chez Bach. Les nombreuses
scènes de monologue de Rinaldo font valoir une touchante musicalité,
contrastant bien avec les accès de bravoure du paladin aux premier
et troisième actes.
Le reste de la distribution
est honnête mais pas inoubliable, et aisément dominé
par la délicieuse Zelmira de Patricia Petibon, dont les trois airs
passent comme un charme - on aimerait pouvoir la saisir au vol et l'entendre
plus longuement! Oliver Widmer, prématurément usé,
compose un Idreno amusant - un brin psychopathe -, mais somme toute peu
subtil, Scot Weir se tire plutôt bien des nombreuses interventions
d'Ubaldo, et Markus Schäfer, dans le rôle on ne peut plus épisodique
de Clotarco (qui fait juste un petit tour au premier acte puis disparaît
comme il était venu), ne laisse pas grand souvenir - mieux vaut
jeter une oreille à sa prestation dans le récent Croesus
de Keiser sous la direction de René Jacobs pour apprécier
ses qualités.
Non, si l'on veut
saisir les clés de la réussite totale de cet enregistrement,
ce n'est point tant vers la distribution (les deux rôles principaux
mis à part) que vers la fosse qu'il faut se tourner. Le véritable
enchanteur ici, le roi, et même le metteur en scène, c'est
Nikolaus. À la tête de son Concentus Musicus Wien, Harnoncourt
nous convie à une véritable messe noire, roulant des yeux
terribles, convoquant furies, rêves enjôleurs et esprits maléfiques,
à grand renfort de cordes nerveuses et acérées et
de vents inquiétants. Maître absolu du climat, il cisèle
les atmosphères avec finesse et sophistication, toujours à
l'écoute de ses solistes, veillant même amoureusement sur
eux. On sait toute l'admiration et toute l'estime que lui porte Cecilia
Bartoli, qui ne laisse passer aucune occasion de lui tresser des lauriers
dans ses interviews ; cet enregistrement nous prouve, de la plus belle
manière, qu'elle n'a pas tort.
Mathilde Bouhon
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