Béla BARTOK
LE CHATEAU
DE BARBE-BLEUE
Barbe-Bleue, Laszlo Polgar
Judith, Ildiko Komlosi
Budapest Festival Orchestra
Ivan Fischer
CD Philips 470 633-2
En musique comme en toute chose, il n'est
jamais bon de se laisser aller à la muette observance des apparences.
Le
Barbe-Bleue de Bartok fait ainsi partie de ces chefs-d'oeuvre
habillés d'humilité et déguisés en ouvrages
de poche. Deux solistes, un orchestre... Une économie de façade
seulement pour qui connaît l'effectif orchestral et les prouesses
vocales que réclame l'ouvrage. Une heure à peine est laissée
à l'auditeur pour plonger dans la psyché turpide des personnages,
pour se laisser porter aussi par un texte fuligineux aux lourds effluves
symbolistes, une heure enfin d'un tête-à-tête saisissant,
tétanisant entre deux âmes qui se renvoient leurs reflets
réciproques.
La présente réalisation nous vient des bords du Danube,
portée par une équipe intégralement hongroise, ce
qui est, dans cet opéra de mots plus que d'action, le gage d'une
métrique assurée. Ivan Fischer donne à l'ouvrage la
saveur d'une narration de barde, revenue du fond des âges avec la
petite routine que l'on attache à une histoire mille fois répétée.
Il n'y a pas d'irruption sauvage du drame ici, une continuité parfaite
dans le discours plutôt, où chaque épisode, chaque
note presque, par un jeu subtil de glissements harmoniques se fond dans
le suivant. Même la scène du Panorama à perte de vue
perd de sa grandiloquence dans cette vision unitaire qui semble se concevoir
dans une dialectique souple où le lent naît du vif et le forte
du piano, indissociables, comme la montagne n'existe qu'en regard
de la plaine qui baigne son pied.
Le chef a choisi, en narrateur consommé, de conserver l'oeuvre
dans son unité en restituant le prologue parlé, qu'il dit
lui-même, sans pathétisme mais avec l'urgence insinuante qui
préside à sa direction pour tout l'ouvrage. Il n'y a pas
chez Fischer la chirurgicale de Boulez, ni les paroxysmes expressionnistes
de Dorati, pas plus que les subtiles frictions harmoniques de Fricsay.
On pourrait attribuer ce parti à un manque de personnalité,
nous dirons qu'il est pétri d'humanisme, d'honnêteté
aussi. Dans cette conception, l'orchestre devient, une fois n'est pas coutume,
la voix prépondérante de la narration dramatique, ce dont
nul ne se plaindra quand l'instrument est le formidable Budapest Festival
Orchestra. Innervé d'une flamme où l'âme magyare perce
sous chaque note, l'ensemble propose une palette de couleurs fauves, bistres,
sombres aussi avec des cordes abyssales dès le prélude, des
bois mystérieux et enveloppants comme une nappe de brume, des cordes
luxuriantes enfin. Fischer les dispose par aplats sonores, il mélange
la pâte plus qu'il ne la sculpte. Chaque image mentale est rendue
par un son, comme le thème du sang où la dissonance est énoncée
avec un hédonisme poisseux, suintant, comme aussi l'image du lac
de larmes qui procède par ondulations froides, étales et
à peine colorées. Il faut entendre les rafales de la Chambre
de torture, portées avec virtuosité par la percussion d'un
xylophone vertigineux qui rend prégnant le regard égaré
de Judith. Il faut se laisser aller aussi aux scintillements de la scène
du trésor, traversée des fulgurances sonores des pierreries
que l'on brasse. Le jardin enfin est magnifique, à la ramée
frissonnante, et le dénouement justement mortifère, où
l'empilement sonore se dénoue et s'éteint dans un ultime
piano crépusculaire.
L'art de la nuance cultivé par Fischer aide considérablement
les voix à qui Bartok demande beaucoup, et tisse autour d'elles
une étoffe sonore qui les protège et réchauffe leurs
sonorités de moirures délicates. Le chant se conçoit
lui aussi dans la nuance, dans un susurrement qui porte le mot de manière
insidieuse. Il n'y pas chez Polgar et Komlosi la tension, la violence rentrée
qui existe, par exemple, entre Fischer-Dieskau et Varady chez Sawallisch,
avec cette impression d'acier chauffé à blanc qui culmine
dans un final abyssal. Ici, Polgar joue d'un timbre suave, clair presque,
avec des graves à peine effleurés, une humilité, une
volonté de non-démonstration dans l'incarnation qui fait
de lui un comte à part. Il a certes beaucoup perdu en dix ans, depuis
la version Boulez, et l'ensemble du timbre affiche une certaine grisaille,
beaucoup de zones d'ombre, une précaution générale
en fait. Mais tous ces défauts qu'il serait vain de nier concourent
à tracer de Barbe-Bleue un portrait en demi-teintes. Ce n'est pas
l'ogre de Perrault que nous livre Polgar, mais un comte presque effrayé,
à qui la maîtrise des événements échappe
face à une Judith justement inquisitrice. Car Komlosi lui donne
un débit à la fois insinuant, anxieux, une douceur moite
dans l'inflexion. Chaque "porte" est négociée avec une grâce
serpentine, une coulée de mots virtuose... Hélas, la voix
est en ruine, à l'ambitus malaisé, d'entrée de jeu,
d'une instabilité générale; le médium laminé,
le grave creux et l'aigu déchiré. La dynamique reste son
seul secours, jouant d'un piano confortable et parfaitement maîtrisé.
La plage 8 est particulièrement éprouvante, indécente
presque, exposant un aigu hurlé qui sous le poids d'un vibrato
étouffant se délite par plaques harmoniques entières.
Quand bien même l'on devine un timbre attachant, des moyens qui ont
dû être grandioses et des intentions de tragédienne,
tous les artifices de la dissimulation ne peuvent suffire à faire
passer au second plan les scories de ce bain de plomb.
Finalement donc, une version du juste milieu, qui expose les fastes
d'un chant d'orchestre d'exception, une direction d'une fluidité
justement assumée, et des voix parlant magnifiquement le mot, mais
le chantant hélas moins bien, naviguant entre la coloration doloriste
d'un conte vieillissant et les feulements d'une Judith épuisée.
Benoît BERGER
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