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Joseph Haydn

LA CREATION
(die Schöpfung)

Oratorio en trois parties sur un livret de Gottfried van Swieten

Gundula Janowitz: Gabriel, Eva
Fritz Wunderlich: Uriel
Hermann Prey: Adam
Kim Borg: Raphael

Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde Wien
Wiener Philarmoniker
Herbert von Karajan
(enregistrement live, Salzbourg, 29/08/1965)

2 Cds, Deustche Grammophon, 474 955-2



La question qui se pose dans un marché sursaturé de références discographiques pourrait être de savoir pourquoi DG, qui possède déjà une Création studio de Karajan avec une équipe assez similaire, multi-rééditée ces quarante dernières années, éprouve le besoin de publier ce souvenir salzbourgeois. Qu'apporte donc cette nouvelle version au mélomane curieux ?

Elle apporte d'abord, simplement, un nouvel opus à la discographie du chef autrichien, argument imparable de vente et gage, comme souvent, d'une certaine forme d'excellence musicale. De cet oratorio, à cheval sur deux siècles, passage de flambeau entre le XVIIIème finissant et le XIXème encore à ses balbutiements, traversé de réminiscences poudrées d'un esprit viennois déjà perdu, et aussi de presciences du romantisme à venir, Karajan semblait avoir laissé une vision définitive que presque toutes les interprétations qui l'avaient suivies n'avaient jamais réussi à invalider, condamnées au statut peu confortable d'opus complémentaires (et pourtant, Marriner, Gardiner, Harnoncourt, Jacobs même frôlent souvent le génie). C'est ici, dans une acoustique parfois un peu lointaine, un peu ouatée qui reste celle d'un bon live de radio, une véritable narration de barde délicatement voilée par la poussière du temps, à laquelle l'auditeur est convié. Jouant d'un orchestre incomparable entre tous, au fruité unique, paré d'une souplesse générale, aux bois déliés, flottant presque, soutenus par un impalpable et soyeux tapis de cordes (c'est Vienne, évidemment, qui sculpte magistralement le largo ouvrant la troisième partie, par exemple), Karajan brosse ce soir d'août 1965, d'un geste large, une fresque épique à la foi naïve, un jaillissement perpétuel, du titanesque "chaos" liminaire à la tranquillité apollinienne (on dirait du Böhm, et c'est un compliment) du duo réunissant Adam et Eve, regard pénétrant jeté sur un moment d'éternité. Mais sans doute le chef est-il ici incomparable dans sa manière de soutenir le récitatif, véritable moment où l'action se conte, comme dans l'accompagnato de Raphaël (cd 2-8) traversé de surgissements orchestraux, vagues déferlantes de cuivres s'éteignant en souples volutes des bois.

Si cette version dans laquelle l'on sent perpétuellement l'urgence du live, s'avère toujours juste, c'est que la vision défendue par Karajan a été comprise, assimilée pour chaque son presque, par une équipe qui aligne réussites connues (ou soupçonnées) et vraies révélations. Il y a là bien sûr Janowitz, adamantine et lumineuse, presque nacrée, parcelle de divinité dans ses meilleures années, avec sa palpitation si caractéristique de l'aigu, l'impalpable naïveté d'une poignée de vocalises très calculées et presque gauches, tendre et affolée parfois lorsqu'il s'agit dans son "starkem Fittiche" de donner à son chant la fièvre conquérante d'un vol d'anges. L'autre bonheur essentiel de cet album réside sans doute dans le fait de retrouver intégralement le Uriel de Wunderlich, condamné par sa mort accidentelle à l'incomplétude de l'enregistrement studio. La voix, conduite souverainement, permet au ténor de sculpter sans complexe son discours, entre la narration presque abrupte des récitatifs et la ligne spiritualisée des airs. L'ensemble est pétri d'une matière sonore d'une rare plénitude, là où beaucoup de récitalistes témoignent d'une frigidité de timbre et de propos dommageable, blanchissant dans l'effort. C'est ici un vrai tempérament lyrique qui s'expose, au contraire, en majesté, sûr de sa vocalité et participant à la qualité d'écoute dont témoignent ses collègues dans des ensembles d'une finesse de phrasé fusionnel simplement idéale (trio n°27 de la seconde partie). Au rayon des révélations, il faudra désormais considérer comme incontournable la personnalité gigantesque de Kim Borg (un Pimène, un wagnérien marmoréen, statufié de timbre et de mot), voix torrentielle, couleur chaude de miel ambré, intonation luminescente, projection de bronze et pourtant capable de tous les allègements. Ne mettant jamais en difficulté l'équilibre des ensembles par son volume souverain, il témoigne même d'une sensibilité au mot sur laquelle il calque son débit et sa dynamique, surtout dans des récitatifs qui sont autant de leçons de phrasé et d'attention portée au théâtre (superbe accompagnato n°21). L'autre voix grave de la confrontation, très juste parangon d'humanité pour le rôle d'Adam, c'est Hermann Prey, précédant le Fischer-Dieskau de la version studio. Là où "Fi-Di", récitaliste confit de ton et de mot, demi-dieu hautain plus qu'homme à son aurore, tendait à conférer à sa partie une part de la géniale pompe qui a fait sa réputation, Prey, au contraire, gêné même aux entournures par l'inaccessible grave de son duo avec Eve, donne à sa ligne la simplicité d'un Volkslied, avec cette incroyable qualité terrienne, les deux pieds rivés au sol et les yeux tournés vers les cieux qui le prédisposaient aussi bien à la métaphysique du Lied qu'à la légèreté de Papageno, dansant pour quelques instants de musicalité troublante sur le bord de l'abîme.

Quand on aura dit que c'est l'unique Singverein de Vienne qui assure la (difficile) partie chorale, on comprendra facilement que cet enregistrement nullement superfétatoire est une occasion unique de rencontrer l'oeuvre dans une vision de livre d'heures, pétrie de poésie par le mot comme par le son, menée sur des sommets d'éternité par un chef qui n'a peut-être jamais été moins discutable et une équipe de personnalités remarquables, poussées dans leurs derniers retranchements d'humains et d'artistes, simplement fondues au creuset de l'universalité.
 
 

Benoît BERGER

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