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Reinhard Keiser 

Croesus
Dramma per musica in tre atti, sur un livret de Lukas von Bostel.
 

Avec Dorothea Röschmann (Elmira), Werner Güra (Atis), Roman Trekel (Croesus), Klaus Häger (Orsanes), Johannes Mannov (Cyrus),Markus Schäfer (Eliates), Salomé Haller (Clerida), Kwangchul Youn (Solon), Graham Pushee (Halimacus), Brigitte Eisenfeld (Trigesta), Kurt Azesberger (Elcius),Johanna Stojkovic (Nerillus),Jörg Gottschick (Hauptmann).

RIAS-Kammerchor, Knabensolisten Knabenchor Hannover

Akademie für alte Musik Berlin

René Jacobs  direction

Coffret de 3 CD Harmonia Mundi HMC 901714.16, TT : 3h08'

Enregistré en mars 2000 au studio Teldec de Berlin

Livret d'accompagnement soigné, avec un article très instructif et documenté de Walter Rösler sur Keiser, et un texte passionnant de René Jacobs, intitulé "Pourquoi représenter Keiser aujourd'hui ?", où le chef donne des éclairages fort bienvenus sur ses options d'interprétation.

Livret original en allemand, avec traductions en français et anglais.



Riche comme Keiser
 

Qui, aujourd'hui, parmi les mélomanes, connaît vraiment Reinhard Keiser ? Le moins que l'on puisse dire est que sa renommée a été largement éclipsée par la gloire éclatante de son génial contemporain Georg Friederich Händel. Pourtant, si l'on en croit de nombreux témoignages de l'époque, il n'en fut pas toujours ainsi ... Au contraire, même. Keiser fut en son temps "le" compositeur du Gänsemarktoper de Hambourg, où son monopole était tel que le jeune Händel, justement, dût partir tenter sa chance ailleurs, dans l'impossibilité où il se trouvait de se creuser une niche à la mesure de son talent dans une ville dont toutes les oreilles étaient charmées par la musique du "plus grand compositeur d'opéras du monde", tel que le nommait Johann Mattheson dans son éloge funèbre daté de 1740. Seulement voilà, jusqu'ici nous n'avions que peu d'enregistrements à nous mettre sous la dent - ou plutôt dans l'oreille - pour pouvoir juger de son (immense) talent. Cette lacune est aujourd'hui partiellement comblée, avec enfin une "grosse" production de l'un de ses opéras, Croesus, servie par un chef de talent et de renom n'ayant plus rien à prouver (si ce n'est qu'il peut sans cesse élargir son répertoire et diversifier les expériences) et une distribution éblouissante.

Composé en 1711 pour le Gänsemarktoper, Croesus nous compte la chute douloureuse de ce fameux roi de Lydie si riche, non exempt de suffisance et assez naïf pour imaginer que la fortune suffit à faire sa puissance et son bonheur. En guerre contre le roi des Perses Cyrus, et vaincu par lui, c'est juste à temps (sur le point d'être exécuté), qu'il réalisera la futilité de son attitude et la véracité des propos de son philosophe attitré Solon ... Il renoncera alors à sa couronne au profit de son fils Atis. À cela s'ajoutent bien entendu nombre d'intrigues et péripéties parallèles (la moins piquée des hannetons étant sans aucun doute le recouvrement soudain de la parole par Atis - au départ muet - sous le choc de l'arrestation de son père), incluant une conspiration fomentée contre Croesus et Atis par Orsanes et Eliates, et bien entendu également l'inévitable serpent-qui-se-mord-la-queue amoureux (A aime B qui aime C qui aime D qui aime ...) : Eliates aime Clerida qui aime Orsanes qui aime Elmira qui aime Atis qui, lui, l'aime en retour. La complexité de ce livret, qui met en scène, non sans rappeler l'opéra vénitien des Monteverdi et Cavalli, une large ribambelle de personnages variés tant vocalement que dramatiquement (allant du serviteur d'Atis, le pochard Elcius, sorte de bouffon ridicule, à la noble et admirable princesse Elmira, gratifiée d'airs superbes), donne à Keiser l'occasion de déployer des trésors d'imagination et d'inventivité, nous offrant une partition merveilleusement colorée et contrastée, véritable patchwork de genres et de styles musicaux. Les différents statuts sociaux des personnages et leur caractérisation musicale donnent lieu à une impressionnante variété de styles et d'écritures, et Keiser et son librettiste Lukas von Bostel ne se départissent jamais d'un humour fort bien venu dans le traitement d'un sujet aussi édifiant et moralisateur. La verve, la vivacité d'écriture annoncent Händel - et il suffit d'une écoute rapprochée de ce Croesus et de Rinaldo, datant lui aussi de 1711! pour se rendre compte de l'influence qu'a dû exercer Keiser sur son jeune collègue. L'irrésistible ballet de soldats perses et la bataille trouvent un écho bien familier dans le combat opposant paladins et sarrasins à Londres la même année, et une amusante parenté musicale lie le roi de Perse Cyrus à son petit cousin sarrasin Argante ...

L'ouverture, débordante d'énergie et de vitalité, donne d'entrée de jeu le ton: l'oeuvre sera brillante, spectaculaire, et surtout, surtout, théâtrale en diable. Et s'il est vrai que les incessants contrastes du grotesque au sublime, de la commedia dell'arte au seria peuvent dérouter les amateurs d'opera seria "pur et dur", notamment à la première écoute, il faut en tout cas admettre que pas un seul instant l'on ne s'ennuie durant les trois heures de feu d'artifice auxquelles s'apparente ce Croesus!

On ne s'ennuie pas, grâce bien entendu à l'extraordinaire richesse de la musique de Keiser, mais aussi et surtout grâce à la direction survoltée de René Jacobs qui trouve là un chef d'oeuvre à la mesure de son génie du théâtre, que l'on avait déjà pu admirer (tout comme d'ailleurs son sens de la pulsation inégalé) dans son enregistrement proprement ébouriffant de Cosi fan tutte ou lors des représentations évènementielles d'Agrippina au Théâtre des Champs-Élysées la saison dernière. L'excellente Akademie für Alte Musik Berlin se déchaîne littéralement sous son égide, répondant à ses sollicitations avec une énergie, une urgence, une nervosité, un mordant fantastiques, et bénéficiant par ailleurs d'un continuo formidable d'imagination et d'humour.

Côté chanteurs, le tableau est tout aussi impressionnant, et flatte également l'ouïe avec un plaisir et une gourmandise non dissimulés. La distribution, très bien équilibrée, et majoritairement allemande ou en tout cas parfaitement germanophone (ce qui s'avère indispensable dans cette oeuvre), est menée tête haute par le couple d'amants parfaits, Elmira et Atis, incarnés respectivement par Dorothea Röschmann et Werner Güra, tout simplement idéaux. Que dire? Tous deux sont parfaitement rompus au style et à l'esprit de cette musique (Röschmann y est tout aussi idiomatique que dans les deutsche Arien de Händel, dont elle avait donné un superbe - même sublime - enregistrement avec l'Akademie für alte Musik), et trouvent toujours le ton juste, avec juste ce qu'il faut de noblesse, d'élégance, de finesse, de subtilité, de malice, d'émotion et de tendresse. Avec en plus de tout cela deux voix parmi les plus belles du moment! Qui, aujourd'hui, peut se targuer d'un timbre aussi malléable, doucement fruité et pulpeux que celui de Dorothea Röschmann, dont chaque air est un pur moment de grâce - on rêverait de l'entendre se mesurer àÖ Fiordiligi!* Quant à Güra, il fait une fois de plus preuve d'une sensibilité et d'une musicalité admirables.

À leurs côtés, pas un ne démérite, et surtout pas la sympathique Clerida de Salomé Haller, ni le Croesus impérial et impressionnant de Roman Trekel. Kwangchul Youn sonde de sa belle voix sonore et abyssale les abîmes de la pensée de Solon avec une majesté et une autorité qui le prédisposent à Sarastro et Sénèque; et l'on tient avec Klaus Häger et Markus Schäfer une belle paire d'intrigants ma foi fort séduisants - leur sinueux duetto "Ich sä' auf wilde Wellen, ich bau auf dürren Sand" est hallucinant.

Les rôles de valets et domestiques sont également bien distribués et interprétés avec fantaisie et humour.

En résumé, voilà une bien belle oeuvre, magnifiquement ramenée à la vie par une équipe enthousiaste et enthousiasmante. Et, pour reprendre le premier choeur des Lydiens au tout début de l'opéra: "Croesus herrsche, Croesus lebe!" Long règne, longue vie à Croesus!
 
 

Mathilde Bouhon


* ce qu'elle est en train de faire au Staatsoper unter den Linden, soit dit en passant, avec, justement, Werner Güra en Ferrando! (et en baba-cool, à ce qu'il paraît?!)



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