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DAPHNE
Richard STRAUSS (1864-1949)
Tragédie bucolique en un acte sur un livret de Joseph Gregor
Créée à Dresde le 15 octobre 1938
Daphne : Renée Fleming
Peneios : Kwanchul Youn
Gaea : Anna Larsson
Leukippos : Michael Schade
Apollo : Johan Botha
Premier berger : Eike Wilm Schulte
Deuxième berger : Cosmin Ifrim
Troisième berger : Gregory Reinhart
Quatrième berger : Carsten Wittmoser
Première servante : Julia Kleiter
Deuxième servante : Twyla Robinson
Bergers, participants masqués de la fête dionysiaque, servantes.
Choeurs d'hommes de la WDR
Orchestre symphonique de la WDR, Cologne
Direction Semyon Bychkov
2CD DECCA N° 475 69 26- durée totale : 1h39
UNE OPULENTE DAPHNE
Daphne, considérée souvent - et
à tort - comme une oeuvre mineure, si elle a
été peu enregistrée, a
néanmoins, jusqu'à
présent, bénéficié d'une version de
référence absolue, prise sur le vif au Theater an
der Wien en 1964 pendant les « Wiener Festwochen ». Karl
Böhm, à qui Strauss avait dédié
l'oeuvre et qui, de surcroît, l'avait dirigée lors
de la création à Dresde, était de nouveau au
pupitre avec une distribution de rêve comprenant rien moins que
Hilde Güden dans le rôle-titre, Fritz Wunderlich dans
celui de Leukippos, James King en Apollo et même Rita
Streich en Première servante (DG 445 322 -2) !
Rien d'étonnant à ce que cet
enregistrement, édité par DG en 1965, ait
depuis tenu le haut du pavé. Celui paru en 1983 chez EMI avec
Lucia Popp sous la direction d'Haitink, bien qu'intéressant,
n'était pas parvenu à le détrôner (EMI 749
309 - 2).
Comme Ariane à Naxos, Elektra et L'Amour de Danae, Daphne
puise ses sources dans l'histoire de la Grèce antique :
Daphné, fille du dieu des fleuves Peneios, est une jeune
chasseresse d'une très grande beauté,
préférant aux hommes qui la convoitent le culte de Diane
et la nature où elle aime à se promener. Elle a deux
prétendants, empressés : Leukippos, un ami
d'enfance, fou amoureux d'elle, et le dieu Apollon qui, dès
qu'il l'aperçoit, se met lui aussi à la
désirer ardemment. Cependant, aucun d'eux n'obtiendra ses
faveurs. Fou de jalousie, Apollon tuera Leukippos, puis, conscient de
sa faute et désireux de se racheter, demandera à Zeus de
transformer Daphné en laurier.
Les reproches souvent adressés à Daphne concernent
surtout le livret de Josef Gregor, lequel fut contraint par Strauss
à revoir plusieurs fois sa copie. En effet, le formidable
compagnon de route du compositeur, Hugo von Hoffmannstal, était
décédé en 1929, et quant au grand Stefan
Zweig, il avait juste eu le temps d'écrire le livret
de La Femme Silencieuse (1935) avant de fuir le nazisme.
Gregor signera également ceux de L’Amour de
Danae et de Friedenstag.
Il n'empêche que la partition, dont l'écriture appartient
à la veine « romantique » de Strauss, est de toute
beauté et comporte, du moins pour les protagonistes et en
particulier le rôle-titre, des passages sublimes, dont la
célèbre scène finale de la « transformation
» de Daphné en arbre.
D'ailleurs, le fait que les pages dévolues à
la jeune chasseresse soient d'une grande difficulté vocale
(tessiture très tendue et quasiment virtuose) et que
Strauss, qui n'aimait pourtant pas beaucoup les ténors, ait
doté l'ouvrage de deux rôles superbes, et très
ardus, écrits dans cette tessiture, n'est sans doute pas
étranger à la rareté de cet opéra sur les
scènes et/ou au disque.
Cette nouvelle édition du label DECCA constitue donc sans
conteste une sorte d'événement, surtout avec Renée
Fleming dans le rôle-titre. Oui mais voilà, une «
super diva » peut-elle faire à elle seule la valeur d'un
enregistrement réalisé en studio,
surtout quand on le compare au précédent, qui
était un « live » ?
Certes non, car Daphne requiert aussi un grand chef et la
distribution, elle, ne se limite pas au rôle principal. Et c'est
là malheureusement que le bât blesse.
Les opéras de Strauss oscillent souvent entre
l'élégie et la tonitruance, et il est vrai que Karl
Böhm était incomparable dans sa manière d'agencer
les deux registres et de les fondre si étroitement que souvent
les ruptures de ton finissaient pas s'estomper, révélant
l’oeuvre dans toute sa complexité, mais aussi son
unité.
La direction de Semyon Bychkov est plus dramatique, plus pesante,
contrastée, et alors que Böhm faisait de son orchestre un
tapis arachnéen et chatoyant où les voix venaient se
placer comme dans un écrin, Bychkov a tendance à forcer
le trait, allant même parfois jusqu'à couvrir les
chanteurs, en particulier le contralto et les deux ténors, qui
font les frais de son manque de nuances.
Force est de reconnaître que Renée Fleming, à
son apogée sur le plan vocal, possède un timbre opulent
et étale, pareil à un somptueux brocard, et sans doute
plus riche que celui d'Hilde Güden.
Oui, mais finalement, le personnage de Daphné demande-t-il une
voix aussi capiteuse ? Pas sûr, quand on relit le sujet de
l'opéra : Daphné est une vierge réfractaire,
« frigide » dirait-on aujourd'hui, qui s'intéresse
plus à la liberté et à la nature qu'au
désir des hommes, une sorte d'innocente, froide et radieuse
comme une étoile lointaine. Sa sensualité, si elle
existe, est enfouie, secrète, subtile, voire ambiguë.
La voix épanouie de Fleming et son timbre
mordoré évoquent plus une femme mature, paisible et
comblée, qu'une jeune vierge glacée et on pourra,
comme toujours, lui reprocher une certaine mollesse impavide dans le
chant ainsi qu’un un allemand un peu flou où les consonnes
sont souvent escamotées.
Si Hilde Güden qui fut, entre autres, une délicieuse
et célèbre Sophie du Rosenkavalier, n'a
pas les moyens vocaux superlatifs de la soprano américaine,
elle possède une voix claire, lumineuse, au timbre
argenté, qui convient mieux au personnage. Si on ajoute que sa
diction est plus précise que celle de Fleming et que sa
musicalité n'est pas en reste, on comprendra qu'on tienne
toujours là une incarnation incontournable, que la belle
Renée, malgré ses atouts, n'a pu supplanter.
D'autant plus que chez Güden, le personnage évolue,
puisqu'au moment de la « transformation », il «
s'humanise » quelque peu, alors que chez Fleming, il paraît
plus statique.
Une remarque encore sur la direction transfigurée de
Böhm : dans la version DG, c'est l'orchestre qui porte toute la
sensualité de l'opéra, comme si, de manière
diffuse, il entourait la froide adolescente de cet
érotisme latent qu'elle refuse. Chez Bychkov, les choses
s'inversent : sa direction est moins sensuelle, moins érotique,
en un mot moins dionysiaque et c'est Fleming qui semble incarner tout
cela par la magie de son timbre pulpeux, ce qui aggrave le
contresens.
Quant au reste de la distribution, il paraît un peu
déséquilibré. Sans pour autant
démériter, Johan Botha n'a pas l'éclat solaire et
impérieux d'un James King, Michael Schade
l'impétuosité juvénile et radieuse d'un
Wunderlich, et Kwanchul Youn l'autorité souveraine d'un Paul
Schöffler. De surcroît, le rôle de Gaea pèche
par l'interprétation d'une Anna Larsson au timbre
engorgé, qui semble constamment hésiter entre deux
tessitures, avec des graves poitrinés et un médium
trémulant. Chez Böhm, Vera Little était sans
conteste plus intéressante et convaincante.
En conclusion, il s'agit d'une demi déception, en partie
rachetée par la présence séduisante de
Fleming, où le sortilège de la voix l'emporte sur
une interprétation somme toute assez placide.
Mais comme toute nouvelle version d'une pièce aussi
intéressante est toujours la bienvenue, on peut la
recommander aux fans de la diva - et ils sont nombreux –
qui, bien sûr, vont se précipiter sur ce coffret. Ajoutons
toutefois, pour ceux qui ne connaissent pas Daphne et qui souhaitent
découvrir ce petit bijou, que l'acquisition de la version
Böhm s'impose.
Quant à ceux qui aiment cet opéra, soyons sûrs qu'ils la possèdent déjà.
Juliette BUCH
NB : La sortie d'une
nouvelle version de cet opéra est prévue, avec, dans le
rôle-titre, June Anderson qui l'a chanté en juin 2005
à la Fenice.
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