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DELIRIO

Georg-Friedrich HAENDEL (1685-1759)

Delirio amoroso HWV 99
Qui l'augel da pianta in pianta (aria de Aci, Galatea e Polifemo HWV 72)
Mi palpita il cor HWV 132b

Natalie Dessay, soprano
LE CONCERT D'ASTREE
Emmanuelle Haïm, direction & clavecin

1 CD Virgin, 0946 332624 2 3


Dessay en majesté, Haïm en... difficultés
 

L'étrange album que voici ! L'irritant album aussi ! Le singulier casse-tête enfin ! Reprenons les données du problème : un programme proposant deux cantates romaines de Haendel déjà relativement enregistrées ; un(e) chef et un orchestre qui ont déjà prouvé de belles affinités avec le répertoire du caro sassone (un superbe album de duos arcadiens et un magistral Aci e Galatea) ; une chanteuse enfin, cerise sur le gâteau qui, sans être une habituée du compositeur, a gagné des galons bien mérités en Morgana dans l'Alcina de Christie. Bref, autant d'ingrédients apparemment réconfortants.

De fait, l'orchestre est magnifique, la direction d'un professionnalisme irréprochable, le chant au zénith. Alors ? Alors cette Arcadie-ci est bien belle, bien léchée, un beau tableau de l'Albane, ce que l'on ne peut après tout pas décemment considérer comme un reproche. Rarement travail aura en effet objectivement donné autant de sujets de satisfactions. Car qui peut se targuer d'avoir aujourd'hui un si bel orchestre, si gorgé de couleurs, si lumineux, si pictural en fait, si symphonique oserais-je dire ? Combien de chanteuses, aussi, peuvent afficher un timbre si insolemment assuré, et liquide, et même simplement sain ?

Natalie Dessay s'écoute-t-elle beaucoup chanter qu'on ne peut que la comprendre. Car elle semble bien, passées les incertitudes cruelles sur lesquelles nous ne reviendrons pas, avoir atteint une forme d'acmé de son art, ce délicat équilibre, cette plénitude, cette osmose entre l'art et l'organe dont elle semblait jusque-là toujours autant toucher les limites que les repousser. Vocalisatrice admirable (plage 3 du Delirio) elle l'est cependant davantage en intuitive de génie qu'en technicienne accomplie (plage 15, Agitata è l'alma mia). Maîtresse de récitatifs éprouvants d'humanité disséquée, elle affirme dans autant d'arias diverses des qualités dont l'énoncé n'avait peut-être jamais paru aussi clair. Prenons l'exemple de l'air d'Aci, plage 13. Voilà onze minutes où les données d'espace et de temps n'ont jamais paru si relatives. Dessay témoigne d'une conduite impeccable de la ligne de chant, presque abstraite et mieux encore, d'une souplesse de liane dans l'affetto. La justesse est tirée au cordeau, les sons filés enivrent, les aigus sont ductiles, solaires, le son généralement diapré, nimbé de dégradés subtils, au coma près. Voilà une voix qui a magistralement mûri, assise sur un medium cossu ; une voix chaleureuse, mais d'une chaleur moite ; une voix opalescente, insaisissable (voir la section centrale de l'air Un pensiero voli in ciel du Delirio, plage 3).

Mais quand Emmanuelle Haïm s'écoute diriger, là, force est de reconnaître que l'on reste plus dubitatif. On excuse Natalie Dessay parce qu'elle transforme l'essai de l'hédonisme... Certes Haïm a pourtant bien des raisons d'être fière d'elle. Fière d'avoir hissé sa phalange au niveau des meilleurs et cela par un sens infaillible de l'accompagnement, de la coloration de la ligne mélodique. C'est encore une fois le cas ici, ne serait-ce que pour un Aci poussé plus loin encore que précédemment, en intégrale, dans le sens d'une finesse de touche, d'estompe, de miroitement, de frémissement. C'est toujours le cas, aussi, de récitatifs menés de main de maître, d'une griffe de lionne de nature à inspirer le fabuleux travail de Dessay. Pourra-t-on même seulement reprocher à Haïm d'arracher un peu complaisamment un morceau d'éternité à la flûte tendre et lunaire d'Héloïse Gaillard (plage 7) ou au violon virtuosissime de Stéphanie Marin-Degand (plage 3) ? Non bien sûr...

Mais que les poses adoptées par la chef sont lassantes, convenues. Et que l'introduction du Delirio est tristement métronomique, sur articulée et simplement lourde de vouloir trop "exposer" la scène. Et que l'entrée (plage 9) ralentit l'action, aussi ! On en veut tellement à Haïm de donner un début de Mi palpita il cor (plages 14 à 16) si fulgurant, émacié, déchiré et déchirant (et l'on épuise vite les qualificatifs avant de rendre l'ampleur de ces deux minutes calculées au millimètre près mais si convaincantes en fait) pour laisser retomber la mayonnaise à la plage suivante dans un lamento dénervé, objectif, parfaitement chanté mais seulement chanté. On lui en veut de prendre le risque d'entraîner Dessay aux confins d'une ligne distendue que seule sa longueur de souffle sauve du naufrage, sans pouvoir pourtant soutenir l'intérêt. On lui en veut de nous laisser deviner une lecture, un monde dont il nous manque la clé, le code. On lui en veut finalement de ne nous laisser que de fabuleux trésors de musique et de musicalité quand on aurait voulu une textualité visionnaire... Et on lui en veut d'autant plus que des pans entiers de l'album (les plages 14 à 16 mais aussi la superbe aria de la plage 13) sont là pour témoigner que cette direction-ci peut des miracles qu'elle distille ici avec une parcimonie hasardeuse.

Pour Dessay il y a là une leçon à laquelle il faudra forcément se frotter... Et pour Haïm... Pour Haïm chacun est juge pour peu qu'il accepte de passer l'apathique première plage. Dans le cas contraire, il se privera tout de même de quelque chose.
  


Benoît BERGER




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