THE ART
OF
DIETRICH
FISCHER-DIESKAU
Mozart, Le Nozze di Figaro
Mozart, Don Giovanni
Puccini, Il Tabbaro
Strauss, Die Frau ohne Schatten
Strauss, Arabella
Reimann, Lear
Das deutsche Lied (Beethoven,
Schubert, Schumann, Brahms, Strauss)
Mahler, Kindertotenlieder
Chefs et partenaires divers
2 DVD Deutsche Grammophon, 00440
073 4050
Festivités du quatre-vingtième anniversaire obligent,
les bacs se remplissent de programmes consacrés à Dietrich
Fischer-Dieskau. D'abord timide, ce que l'on avait pu craindre, la floraison
s'égraine avec régularité. Variée, elle se
forme en bouquet bigarré, ce que mérite bien un artiste qui
a toujours su déjouer les pièges de la monotonie.
La parution d'un "The art of..." fait pourtant toujours un peu peur.
Parce qu'elle offre généralement au néophyte la substantifique
moelle d'un corpus donné, elle dissuade par-là même
l'amateur à la discothèque déjà bien fournie.
Mozart, Strauss, Schubert, Schumann, MahlerÖ Las, voilà bien une
réédition de plus pour un artiste comme DFD ! Mais le support
étonne... et le support comble ! Oui tout cela est bien connu, les
Strauss comme les Mozart scéniques; et Lear et le Tabarro
sont venus depuis peu rejoindre les incontournables que sont, justement,
la Frau ou l'Arabella de Keilberth. On en connaissait le
son mais aurait-on osé seulement en supposer l'image ?
Car l'image, qui a toujours un peu été l'Arlésienne
de l'histoire, légitime à elle seule la parution. Mieux,
elle ravive le souvenir, incite à redécouvrir des enregistrements
dont on croyait connaître jusqu'au moindre silence. Voir DFD est
une expérience qui sublime, paradoxalement peut-être, le son
en évidence, qui l'élève à une dimension extra-musicale.
Mieux même, elle réhabilite des incarnations que l'on avait
par ailleurs méjugées. Ainsi ce Don Giovanni que l'on
avait toujours trouvé, chez Fricsay et Böhm pourtant, trop
aristocrate gourmé, trop subtil métaphysicien pour être
simplement jouisseur, gouffre de passions qui étouffait le libertin
goldonien. La carrure de ce Burlador, sa flamme, son regard de braise,
son exceptionnelle tenue (avec Fricsay encore) imposent une hauteur de
vue, une prégnance, une animalité qui emportent comme une
lame de testostérone (ah ! cette mezza voce féline,
cette phrase étale, pour le duo avec Zerline).
Et quel Mandryka aussi, magyar engoncé, perdu dans la foule d'une
Vienne qui surexpose sa balourdise campagnarde et, partant, donnent à
ses mots d'amour la candeur fervente du coeur pur. Et quel Barak aussi.
Et quel Marcel du Tabarro, docker herculéen, amoureux fou,
passionné, violent, terrien à demi enterré dans la
glèbe de sentiments drus d'un lyrisme naturellement fier. Et quel
Lear enfin !
Si ce premier DVD s'impose d'évidence c'est enfin qu'il rend
le souvenir d'équipes d'or et d'airain. Köth en Zerline, c'est
bien sûr un peu de l'ethnologie... Mais quand se profile l'oeil sombre
de corbeau de Martha Mödl, quand s'expose le déchirement furieux
de Borkh dans la Frau straussienne on touche au miracle, à
l'impensable, à l'inespéré. Le fragment est hélas
à la fois si long et si court qui nous rend des pans d'histoire
tout en nous frustrant de n'en pas connaître plus. Pourra-t-on ainsi
se passer désormais de la plastique de rêve, tendue de féminité
de l'Arabella de Della Casa, de sa gestuelle économe, prude, de
ses regards perdus et éperdus ? Pourra-t-on enfin échapper
au frisson de la confrontation DFD/Varady à l'aube de leur union
dans le Tabarro, si riche en "réminiscences du futur" ?
Avec le deuxième DVD on retrouve la terre d'élection du
chantre, le monde du Lied et l'on aborde aux rives de la poésie
pure. On nous propose un programme intégral, capté dans un
décor de télévision à mi-chemin de la rigueur
clinique et du kitsch art nouveau. On n'y croit guère, tout cela
donne même un peu froid dans le dos, mais l'on n'a finalement d'yeux
et d'oreilles que pour le "couple" d'officiants. Car Sawallisch est au
piano, avec l'acuité de son doigté de chef d'orchestre, avec
sa capacité à alléger la touche (Auf der Brück
et Die Sterne de Schubert), à épouser en fait
toutes les aspérités du discours de Fischer-Dieskau, à
orchestrer véritablement le bouquet de Lieder de Wolf, à
suspendre enfin le temps d'un Morgen de Strauss ineffable.
Le baryton est capté ici à son acmé, concentré
de timbre (il est bien dommage dans ces conditions que le son sature si
souvent), athlétique et apte encore à toutes les nuances,
à tous les jeux de ligne, de ports de voix, d'éclairages.
On le retrouvera tel qu'en lui-même, c'est à dire avec sa
sonorité définitivement particulière, son vibrato
à deux vitesses, le léger blanchissement des dynamiques forte
et l'apparat textuel qui font qu'on tombe à genoux ou qu'on le déteste.
L'ensemble est pourtant magnifique, un récital comme on n'ose
en rêver. Deux Beethoven ouvrent le programme : une Adelaïde
déliée, souple, au geste ample, enflammé et amoureusement
phrasé; un Wachtelschlag aussi, exemplaire de narration. Avec Schubert
on abordera des paysages plus connus, plus rabâchés aussi
et par-là même d'autant plus exceptionnellement surprenants
d'inventivité renouvelée. Il en ira de même pour des
Schumann amples, délicats, très discrètement apprêtés,
élégiaques (Du bist wie eine Blume, Mondnacht) mais
aussi succulents, roboratifs (Sitz ich allein) comme ce sera le
cas d'un Ständchen de Brahms rugueux et primesautier. Les Wolf et
les Strauss seront au même niveau.
Ultime perle de cet hommage inattendu, les Kindertotenlieder
de Mahler que DFD a donnés en 1968 avec Lorin Maazel à la
baguette tétanisent, terrassent. On touche là à un
abyme d'humanité souffrante, à une vision où les touffeurs
d'un orchestre moite soutiennent la vision âpre et sombre de l'artiste.
Le timbre est là encore dense, sombre et sombré, paré
de la luminosité noire de l'onyx. Le legato est une fois
de plus coulé pour un Nun will die Sonn so hell aufgehn liminaire
épuisant. La nuance est toujours là, infime et infinie, bruissante.
L'ensemble, enfin, culminera avec un Wenn dein Mütterlein susurré
comme une vieille complainte ressurgit des tréfonds d'une âme
égarée, douloureuse.
Deutsche Grammophon soutient donc avec ce coffret tous les défis
de l'édition classique actuelle. La firme a réussi d'abord
à rendre un vrai et original hommage à un artiste qui aura
marqué son époque et l'imaginaire de nombreux mélomanes.
Elle a surtout réussi à proposer un objet qui comblera autant
les aficionados que les néophytes : les premiers retrouveront sous
une forme inespérée l'écho de souvenirs chéris
et la satisfaction de désirs longtemps caressés; les seconds
pourront s'y frotter aux incontournables du répertoire dans des
interprétations d'exception. Un seul mot finalement : BRAVO.
Benoît BERGER
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