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Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
DON GIOVANNI
Ossia il dissoluto punito
version de Vienne
avec en appendice les numéros de la version de Prague
Livret de Lorenzo Da Ponte
Johannes Weisser (Don Giovanni)
Lorenzo Regazzo (Leporello)
Alexandrina Pendatchanska (Donna Elvira)
Olga Pachisnyk (Donna Anna)
Kenneth Tarver (Don Ottavio)
Sunhae Im (Zerlina)
Nikolay Borchev (Masetto)
Alessandro Guerzoni (Il Commendatore)
RIAS Kammerchor
Freibuger Barockorchester
René Jacobs, direction
3 CDs Harmonia Mundi
DON GIOVANNI, TEL QU’EN LUI-MÊME ENFIN
La brutalité sèche de Harnoncourt, les guirlandes de
Gardiner servies par des voix blanches, le son grêle de
Östman, l’amateurisme délibéré de
Kuijken… Les versions issues des laboratoires Baroque & Cie
n’ont jamais été très convaincantes,
à la différence des versions (par les mêmes ou par
d’autres) des Noces de Figaro ou de Cosi fan Tutte.
C’est que Don Giovanni n’est pas un opéra comme les
autres. Les ambiguïtés qui le fondent, les abîmes qui
le traversent, toute cette charge mi-métaphysique,
mi-méphitique qu’on y perçoit ne sont
déjà plus du Siècle des Lumières. Il y a
là quelque extinction sadienne des prestiges de la Raison. Nous
entrons dans les fragilités, dans le doute, des premiers
romantiques. Don Giovanni-Faust, même combat.
Bien convaincus de cela, nous nous sommes laissés aller à
placer au plus haut les interprétations portant leur poids de
suie et de soufre. A cultiver la recherche dans Don Giovanni de
profondeurs insondables, dévoilées par des voix ardentes,
acceptant pour cela des conceptions variables du tempo juste –
entre étirements spectaculaires (Furtwängler, Klemperer) et
précipitation effrénée (Karajan 1960), voire les
deux à la fois (Busch, Krips, Giulini, Mitropoulos).
Chez Jacobs, changement d’air, au premier sens du terme. La
respiration se pose. Pour la première fois depuis longtemps,
nous ne vivons plus cette œuvre dans la hâte vers la mort
ni dans la contemplation morbide des dernières heures d’un
libertin. Une unité de rythme s’installe, qui nous
fait aller sans nous pousser ni nous retenir.
Alors émergent de cette œuvre des rythmes de danse, des
mouvements inattendus – et inouïs – de ballet, des
déhanchés et des allégresses qui ne nous
étaient jamais apparus.
Alors s’entendent dans les récitatifs, ni boulés ni
troués de blancs, des inflexions d’humour, des jeux de
mots, des échanges vifs et percutants, absoluments neufs.
Alors surgissent dans les airs, notamment dans les récitatifs
accompagnés, une méditation, une lamentation
(récitatif d’Or sai chi l’onore, In quali
eccessi…). Le célébrissime Là ci darem la
mano évite les épanchements glucosés au profit
d’une palpitation, d’une impatience contenue,
celle-là même du désir. L’air du champagne
est pris dans un tempo qui le rend intelligible, et nous fait voir Don
Giovanni esquissant lui-même quelques pas de danse.
Le final est à mettre absolument à part. C’est de
là, et de là seulement, que partirent toutes les
interprétations néo- puis post-romantiques de
l’opéra de Mozart. Cette terreur religieuse, cette vision
paternelle et divine, cette fulguration… D’où
grandes orgues, flon-flon terrible, cris d’horreur. Jacobs ne
soustrait rien à l’effroi : mais par une sorcellerie
de rythmes, il fait entendre dans le dialogue entre Don Juan et le
Commandeur non l’écrasement du pécheur par la
puissance rédemptrice, mais un dialogue véritable, une
menace qui se heurte au refus. Quelque chose en somme qui restitue
à Don Juan son véritable poids, sa force vraie, qui est
de dire « Non ». La voix du Commandeur, ici, est
celle d’un vieillard sévère, et non d’une
figure caverneuse d’outre-tombe. Ses injonctions ne sont pas des
Commandements. Et c’est bien au moment du supplice final, lorsque
l’homme est rongé par ses fautes, que s’enclenche
une mécanique infernale dont Jacobs restitue pour le coup la
puissance, la transverbération, d’une manière bien
plus incisive que ses illustres prédécesseurs.
La vraie rhétorique se moque de la rhétorique.
René Jacobs se moque de souligner tel accent, faire valoir tel
détail, de se signaler par telle intuition exploitée
jusqu’à plus soif (c’est drôle, des chefs
inscrits dans la Grande Tradition ont aujourd’hui ces
tics-là). Il se moque aussi de recruter ses chanteurs parmi la
fine fleur des stars du jour. Son esthétique à lui est
classique : elle cherche la logique organique de l’ensemble,
l’entente des timbres, l’harmonie même des parties,
et non l’effet de surprise, le trait qui cogne. Grâces
soient rendues aux timbres merveilleux du Freiburger Barockorchester,
qui dosent cela comme personne.
Les chanteurs sont les plus justes qui soient (mon Dieu, comme je
déteste ce passage en revue, moment obligé de la critique
d’opéra, mais allons-y). Les trois femmes
s’étagent de façon nette : l’Anna de
Pasichnyk est l’amoureuse classique, la voix plus corsée
de Pendatchanska est celle de l’amoureuse déçue et
vengeresse et le sopranino de Sunhae Im appartient à la
catégorie bouffe. Ottavio chevaleresque et sérieux de
Kenneth Tarver, ça change des chapons enamourés. Les voix
graves sont fortement caractérisées, avec une mention
pour le Leporello vivant, drôle, bondissant et bougon de Regazzo.
Option de choix enfin que celle de Johannes Weisser (27 ans) pour
chanter le rôle titre. La voix est claire, ténorisante
parfois. Elle est surtout jeune, irrésistiblement ardente,
pleine d’une urgence et d’une distance moqueuses. Il rit,
grince, séduit – mais jamais il ne tonne, ne brise ni
tempête. Il y a dans cette voix et dans
l’interprétation de Weisser un
« chic » qu’on n’a connu
qu’à John Brownlee (chez Busch), mais ici avec une
insolence juvénile bien plus grande.
Nietzsche disait de la musique qu’elle était
« une tard venue », toujours en retard
d’une civilisation : ainsi, chez Mozart, Nietzsche entendait
la musique du Grand Siècle. C’est ce sentiment qui
prévaut ici. On entend l’héritage de Bach et le
grand style de Racine.
L’interprétation de Jacobs n’est pas une version
(réussie) de plus. Elle ne dame pas le pion à Mitropoulos
ou à Giulini. Elle propose tout autre chose. Quelque chose qui
émerge de décennies de travail sur le style baroque et
classique. D’une symbiose absolue avec les moyens et les buts de
cette esthétique. Aussi, elle nous livre avec une sorte de
simplicité bénigne la version vers laquelle nous
retournerons lorsque nous voudrons entendre non une
interprétation de Mozart, mais Mozart lui-même.
Sylvain FORT
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