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ELEKTRA
Richard Strauss (1864-1949)
Tragédie en un acte (1909)
Poème de Hugo von Hofmannsthal
d'après la tragédie de Sophocle
Chœur du Grand Théâtre de Genève
chef de chœur : Jean Laforge
Orchestre de la Suisse-Romande
Jeffrey Tate
Electre : Gwyneth Jones
Clytemnestre : Leonie Rysanek
Chrysothémis : Anne Evans
Egisthe : Ronald Hamilton
Oreste : Wolfgang Schöne
Le tuteur d'Oreste : Michael Pavlu
La confidente : Janeen Franz
La porteuse de traîne : Antoinette Faes
La surveillante : Evangelia Antonini
Un jeune serviteur : Neil Jenkins
Un vieux serviteur : Leonard Graus
2 CD CLAVES 50-2514/15
Enregistré en live le 10 mars 1990
au Grand Théâtre de Genève
Publié en novembre 2005
Je n'étais pas de ceux qui assistaient à cette série de représentations d'Elektra
mis en scène par Yannis Kokkos à Genève, dont la
presse internationale se fît l'écho enthousiaste….
Hélas ! Mais je pus voir sur d'autres scène le trio
Jones/Rysanek/R.Strauss aussi bien dans ce chef d'œuvre que dans Salomé,
et j'imagine volontiers le choc reçu par le public genevois ce
10 mars 1990. Si Electre est à la limite des moyens vocaux de
Gwyneth Jones, comme c'était le cas pour son incandescente
Brünnhilde, l'artiste a de tels talents de tragédienne, un
timbre si particulier par sa féminité, une ampleur et une
projection telles dans le haut médium et le début de
l'aigu, que l'on ne peut qu'être conquis. On peut en dire autant
de Leonie Rysanek pour qui Clytemnestre est également à
la limite de ses possibilités vocales du moment, principalement
dans le grave, mais que son aura dramatique fait tout de suite oublier.
Revenons un instant sur
ce chef d'œuvre tant musical que dramatique, peut-être
moins préhensible d'emblée par le néophyte que Salomé pourtant construit sur le même modèle. En 1903, Richard Strauss, alors en plein genèse de sa Salomé, assiste à Berlin à une représentation de la pièce/poème Elektra
de son complice librettiste Hugo von Hofmannsthal, que ce dernier a
tiré de la tragédie de Sophocle. En 1906, Strauss
s'empare du texte et travaille la partition qu'il n'achève qu'en
1908 après quelques retouches d'Hofmannsthal.
Les
répétitions à Dresde, où l'opéra
sera créé le 25 janvier 1909, sont tendues. Les solistes
sont terrifiés par la démesure vocale et dramatique de
l'œuvre, qui, bien que ne dépassant pas deux heures,
représente un véritable marathon. Demandant à
l'orchestre de jouer toujours plus fort - "J'entends toujours Madame
Schumann-Heinkl !" (créatrice du rôle de Clytemnestre)
s'exclamait Richard Strauss avec l'humour caustique qu'on lui
connaissait - les tensions sont alors nombreuses entre le compositeur
et ses interprètes. L'accueil du public est
réservé à la première, mais l'ouvrage ne
tarde pas à conquérir les scènes du monde entier,
sans doute par la volonté des sopranos dramatiques qui
trouvaient là un rôle exceptionnel leur assurant un
triomphe.
Sorte de Tosca ou Norma de l'opéra allemand, Elektra
permet à tout grand soprano "wagnérien" qui a
déjà triomphé dans Salomé, Isolde et
Brünnhilde d'être "consacré". Le rôle requiert
une énergie aussi extraordinaire qu'il en faut à un
ténor pour Otello. Tous les grands archétypes
psychologiques sont explorés en moins de deux heures : solitude,
désespoir, dépression, amour, passion, violence,
neurasthénie, auto-destruction, perversion, haine, parricide,
forme d'inceste, abandon, hystérie etc. Electre fait partie de
ses personnages que l'on peut tourner dans tous les sens,
interpréter de cent façons comme Carmen, Otello, Don
Giovanni ou Wozzeck, sans jamais en venir à bout.
Le principal
écueil du rôle est l'endurance vocale et quelques notes
particulièrement difficiles à gérer. Ainsi Gwyneth
Jones a un peu de mal avec l'Ut de son solo d'entrée, invocation
au père, de même que lors de l'affrontement avec
Clytemnestre. En studio cela aurait été repris, mais dans
cet enregistrement live il passe juste à la limite du cri.
Qu'importe ! Ce cri d'une violence intérieure si longtemps
réprimée – que G.Jones exprime parfaitement - ne
peut être un beau son. En grande forme, la soprano galloise, qui
s'était attaquée au rôle en 1983 à Cologne
(après avoir longtemps chanté Chrysothémis),
domine le personnage tant dramatiquement que vocalement. Dès les
premières notes, elle est là, elle prend tout l'espace.
Son "Allein ! Weh ! Ganz allein" est un grand moment d'opéra,
car en trois mots on entre directement dans le cœur du
personnage. Ce n'est pas toujours le cas de ces grandes voix, dont
l'engagement et la psychologie passent parfois au second plan, pour
qu'on le souligne d'autant plus ici.
Les retrouvailles avec
Oreste sont un autre grand moment d'émotion et de beauté
musicale. La féminité de la voix pourtant très
large de Jones, son timbre reconnaissable entre mille, sont des atouts
supplémentaires à ses nombreuses qualités. Artiste
d'exception, elle marquera pour longtemps ce rôle, comme avant
elle Arstrid Varnay (peinant même davantage dans l'aigu), Inge
Borkh ou Birgit Nilson. On regrette d'autant plus qu'elle n'ait jamais
eu l'occasion de l'enregistrer en studio, quand Alessandra Marc eu
l'honneur d'une intégrale Deutsche Grammophon avec Sinopoli !
Dans ce chef d'œuvre absolu théâtral et musical,
l'engagement de Gwyneth Jones porte au sommet les exigences de Richard
Strauss.
Face à elle, une
non moins grande dame de la scène : Leonie Rysanek.
Tragédienne jusqu'au bout des ongles, cette voix extraordinaire
n'aborda qu'une seule fois Electre en studio pour le film-opéra
dirigé par Karl Böhm (une autre version de
référence disponible uniquement en DVD), et fut une
éblouissante Chrysothémis (enregistrement Rodolphe
Productions avec Ute Winzing en Electre) jusque tardivement dans sa
carrière. En abordant en fin de carrière Clytemnestre, la
comédienne est dans son élément. On pourrait
trouver dans le présent coffret que l'image du spectacle manque
parfois, car la voix encore superbe dans l'aigu (trop peut-être)
ne fait pas tout passer. Mais c'est là être très
difficile, car nous tenons là une Clytemnestre d'anthologie.
Certains préfèreront une voix plus grave ou un abord
davantage parlé-chanté du personnage à l'instar
d'Astrid Varnay. Pourtant il y a dans cette interprétation une
hauteur de vue et une distance novatrices.
Aux côtés de
ces gloires de l'opéra, Anne Evans pâlit
légèrement. Elle est néanmoins une fort belle
Chrysothémis, désespérée, volontairement
étrangère au drame terrible qui oppose mère, fille
et fils. Ce rôle est toujours ingrat, car il impose d'exister
sans pouvoir entrer de plain pied dans le drame. A cet égard,
Leonie Rysanek surpassait toutes les autres interprètes du
rôle, en donnant une aura unique à ce personnage
témoin. Anne Evans offre de fort belles phrases et des aigus
lumineux.
En écoutant ces
voix et ces personnalités hors du commun, on se demande qui
pourra demain se hisser à ce niveau ? On pense à Nina
Stemme sans doute celle qui pourra poursuivre la tradition
Nilson/Jones/Rysanek.
Dans Oreste, Wolfgang
Schöne est fort bon sans pour autant atteindre des sommets
d'émotion. Ronald Hamilton est parfait dans le court passage
consacré à Egisthe, aussi veule que son épouse
Clytemnestre est perverse. Toute la distribution est excellente avec
une remarquable prestation d'Evangelia Antonini en Surveillante.
Au côté des
trois rôles principaux Electre, Clytemnestre et
Chrysothémis, un quatrième personnage essentiel est
nécessaire pour réussir une Elektra
: l'orchestre et son chef. Habitué de Richard Strauss, Jeffrey
Tate offre une vision assez ample, choisissant – contrairement
à Strauss !- de soutenir les voix.
L'Orchestre de la Suisse
Romande répond sans faillir aux exigences du chef qui obtient
une grande précision des attaques et des plans sonores
très nets. On peut préférer une direction plus
déferlante ou plus "noire" et tranchante, cependant Jeffrey Tate
se hisse parmi les meilleurs interprètes de cette partition. On
notera simplement une coupe d'une quarantaine de mesures (volontaire ?)
à la fin des retrouvailles avec Oreste.
Voici donc une
publication des plus judicieuses que tout amateur d'opéra doit
posséder ou du moins écouter. La qualité sonore
est de très haute qualité et le livret offre les images
marquantes de ces extraordinaires soirées genevoises.
Merci donc au label Claves, à qui l’on peut demander : à quand la Salomé
de Jones (face à l'Hérodiade de Rysanek), son Isolde, sa
teinturière et sa Turandot (face au Calaf de Placido Domingo) ?
Jean VERNE
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