Die Schöne
Müllerin
Franz Schubert
Dietrich Fischer-Dieskau, baryton
Andras Schiff, piano
Enregistrement live, Feldkirch,
le 20 juin 1991
1 DVD TDK, DV-CODSM
Dietrich Fischer-Dieskau aura ce mois-ci
80 ans. L'oeil brillant, l'oreille bourdonnante et la commissure humide,
on guette. On arpente les disquaires; on retourne les bacs. Les 75 ans
avaient été prétextes à une débauche
de rééditions. Il y avait eu là des perles inédites,
des sillons arrachés à l'éternité, des reports
magiques. Mais hélas, comme soeur Anne, on ne voit rien venir en
ce beau mois de mai... ou si peu. Le bataillon des majors s'est étiolé,
la manne est un peu éventée. DG annonce des "original masters"
des premières années; Arte promet un hommage en deux volets
; et TDK nous rend cette "Belle meunière" captée à
peine un an et demi avant le retrait de l'artiste. C'est bien peu en fait...
C'est bien peu, mais si tout est du niveau de ce Schubert-ci on se relèvera
encore longtemps la nuit pour aller, effondré sur son canapé,
écouter cette voix là ! C'est que le charme irrésistible
opère. Et ce n'est encore que le moindre miracle de ce disque. Bien
sûr l'organe s'est terni, asséché, la sonorité
a perdu cette résonance de hautbois à la fois ronde et luisante,
cette qualité de lumière profuse. Le grave ne répond
plus vraiment dans "Wohin", l'aigu pâlit dans les grandes envolées
et le souffle est définitivement trop court pour "Mein" ! Mais l'ensemble
reste tout de même bien au-dessus des derniers récitals Schubert
et Schumann qui avaient été publiés par Erato. Il
y a même un legato magique, à peine susurré
pour "Der Neugierige", une manière de frôler "Tröckne
Blumen" du bout des lèvres, de varier à l'infini les couleurs
de "Böse Farbe", d'arrondir la phrase, de la sculpter.
Mais surtout on gagne ici une image dont on comprend qu'elle nous a
finalement toujours un peu manqué; celle de ce grand jeune homme
de 65 ans; celle de ce barde tendu; celle de ce regard enivrant dardé
du haut des deux mètres d'un corps déployé comme une
voile. On y gagne le sourire diffus de l'éternel amoureux que Schubert
a mis en musique; on y gagne une silhouette puissante et fière de
bûcheron de la musique.
Car Fischer-Dieskau attaque Schubert, retire de chaque mot la sève
qui l'innerve. Certes, il connaît son Schubert par coeur pour ce
cycle qu'il a enregistré "au moins" trois fois officiellement (avec
Moore en 51 et 70, avec Demus aussi, c'est, dit-on, sa version préférée).
Mais on échappe à l'explication de texte; on reste dans la
narration, dans le microcosme grouillant de chaque pièce à
la fois disjointe et subtilement tendue vers la suivante. Le baryton prend
cette musique à bras le corps, balance la voix, s'emporte, s'embrase
("Am Feierabend") autant qu'il suspend le temps, le distend, l'étire
("MorgengruB" en apesanteur et "Pause" bien sûr). Fischer-Dieskau
joue de toutes les ressources de son art immense, réinvente l'accentuation,
jette la note le temps d'un "Mein" épicurien, dantesque ! Et l'on
renoncera finalement à détailler cette interprétation
au microscope, cette vision pointilliste d'une prodigieuse variété
de touche.
La réussite du chant, cette verdeur rustique, cette naïveté
de conte paysan qui anime le propos ("Mit dem grünen Lautenbande"),
Fischer-Dieskau l'aurait-il en fin de compte puisée, réactivée
au contact du piano d'Andras Schiff ? On sait la quête effrénée
qui a été celle de l'artiste de se trouver le partenaire
idéal pour bâtir son aventure mélodique (il y a eu
Herta Klust d'abord, puis Moore, Demus, Richter, Brendel occasionnellement
puis Hartmut Höll). Magyar plus que viennois (mais après tout
l'un va si bien à l'autre), le pianiste joue de son instrument comme
un lanceur de couteau. Le jeu est percussif ("Das Wandern"), scandé,
discursif (superbe ruissellement des graves de "Wohin"), jaillissant ("Halt
!"), d'une diabolique précision de trait ("Ungeduld"). L'ensemble
regorge de couleurs, irradie et s'alanguit aussi pour un "Tränenregen"
moite, pour un "Pause" arraché au néant, pour un "Trockne
Blumen" surtout qui frôle l'indicible. Musicalement il y a là
une écoute mutuelle, une complicité derrière laquelle
couve un combat de titans, une joute saine qui invite chacun à déjouer
les secrets de l'autre, à les imager, les soutenir... Extraordinaire
simplement.
Petit bonus, les bonus justement : un peu hagiographique bien sûr,
mais c'est la règle du jeu. Fischer-Dieskau s'y raconte, s'y dévoile
un peu, joue d'un ton docte et du charme naturel et naturellement immédiat
de sa présence. Avec humour, il revient sur certaines approximations
musicologiques, il nous trace le portrait saisissant d'un Schubert écartelé
entre la grâce poudreuse d'un marquis de l'Aufklärung et les
errances turpides de la figure romantique que Schumann fixera. Il ouvre
des perspectives pour l'avenir du lied et explique sa "boulimie" discographique.
Il dit surtout se que peut et doit être la carrière d'un récitaliste
: un lien profond avec le public, unique et inconditionnel. Il donne enfin
le secret de la fraîcheur juvénile de ses 60 printemps d'alors
: savoir se brûler sur scène, comme une chandelle dont on
allumerait les deux bouts; chanter comme si c'était la première
et aussi la dernière fois.
Alors, sans doute, on pensera que le baryton est bien âgé...
Mais ne cède-t-on plus aux appels de l'amour quand on a 65 ans?
Evidemment, on continuera de chérir Wunderlich et son impeccable
candeur, l'introspection fine de Haefliger et le brasier allumé
par Lotte Lehmann. On ne voudra pas se passer de Patzak, de Fassbaender
et de Prégardien... mais on ne pourra pas se passer non plus de
cette re-création jaillissante, de cette vois épuisée
mais géniale, de ce vibrato sec, de cette couleur passée
mais prégnante à jamais. On reviendra longtemps à
cette présence sereine et à ce sourire de vieux sage tendre...
Bon anniversaire Monsieur Fischer-Dieskau.
Benoît BERGER
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[12/05/05]