Umberto GIORDANO
(1867-1948)
Mala Vita
Opéra en trois actes
créé le 21 février
1892 au Teatro Argentina de Rome
Livret de Nicola Daspuro
PREMIER ENREGISTREMENT MONDIAL
Bongiovanni
GB 2348-2
Enregistré les 12 et 14
décembre 2002 au Teatro Giordano de Foggia
Texte de présentation
et livret en italien et anglais
1 CD : 74'09".
Le premier opéra d'Umberto Giordano,
Marina, fut bien
jugé, parvenant à la sixième place du fameux concours
Sonzogno qui révéla
Cavalleria rusticana (1890), mais
comme seuls les trois premiers étaient destinés à
connaître une exécution,
Marina attendait encore sa
création... Malgré cela, l'oeuvre impressionna fort l'éditeur
Sonzogno qui commanda un autre opéra à Giordano et c'est
ainsi que
Mala Vita (La Mauvaise Vie) fut créé avec
succès à Rome en 1892.
La première reprise moderne eut lieu au Teatro Giordano de la
ville de Foggia, dans les Pouilles, où naquit le compositeur. Une
fois encore, le providentiel éditeur bolognais Bongiovanni était
sur place pour capter l'exécution et la proposer au public désireux
d'approfondir sa connaissance de l'opéra italien.
Si l'on était curieux de comprendre le scandale provoqué
par l'oeuvre à Naples, l'audition de cet enregistrement nous renseigne
: il s'agit d'une raison littéraire plutôt que musicale. On
sait, en effet, que les Napolitains ne purent supporter le vent de nouveauté
et de liberté soufflant sur leur cher et glorieux "Teatro di San
Carlo", à tel point qu'ils le reçurent comme un outrage fait
au lieu-culte de l'opéra italien. Le sujet plutôt contemporain,
comme l'indiquait la mention "vers 1810", met en scène une prostituée
et ne cache pas, dans ses décors, la façade de la maison
close ! Bien sûr, la pauvre créature était destinée
à être "rachetée" par le voeu d'un teinturier atteint
de phtisie et qui promit devant le Crucifix d'épouser une femme
de mauvaise vie s'il guérissait... Malgré cela, le sujet
était trop moderne, trop vériste, de sordide et triste
réalité. C'est peut-être pour cette raison que Giordano
révisa l'ouvrage, faisant de la prostituée une simple jeune
fille qui, ne pouvant supporter l'échec de son amour, se jette dans
le fleuve... (Pour la prostituée, l'opéra finit mal également
puisque le teinturier ne parvient pas à se libérer de sa
liaison, laissant avec mépris la pauvre fille frapper à la
porte de la maison de tolérance d'où elle venait).
Musicalement, Giordano ne pouvait choquer son auditoire puisqu'il composait
dans le ton de la "Jeune École", pratiquement née d'un seul
coup, où plutôt révélée, devrions-nous
dire, avec la fulgurante Cavalleria rusticana à une époque
(1890) où l'opéra italien végétait plutôt,
cherchant un renouvellement qui n'éclatait jamais... Giordano exprime
donc les sentiments avec son art, conditionné par l'air du temps,
à savoir une forte projection des voix demandée aux chanteurs,
un orchestre puissamment présent et l'introduction de couleurs locales
faisant vrai, comme la chanson en napolitain ou la tarentelle. Si les chefs-d'oeuvre
que sont Andrea Chénier et Fedora donneront la pleine
mesure de son génie dans l'invention mélodique et l'orchestration,
Mala Vita possède néanmoins des moments de grande
tension émotive comme le duo des deux rivales dans lequel la maîtresse
de Vito, le phtisique, supplie puis menace Cristina, la "mala femmina",
de s'écarter de lui. Leur duo se met en place puis atteint une phrase
serrée, avec des accords plaqués des violons comme dans les
Strette de l'époque romantique, qui culmine enfin dans une
grande montée libératrice et irrésistible de la pauvre
Cristina, sur : "Et vous qui avez époux, / maison, famille et amour,
/ vous voulez me l'enlever, me faire tomber de nouveau dans l'abîme
? ". Moment extraordinaire, et du reste Giordano était conscient
de son coup de génie puisqu'il commente tranquillement : "l'opéra
plut de la première à la dernière note, mais en deux
ou trois moments le public enthousiaste toucha la limite du délire",
comme lors de "l'habituelle phrase de la Bellincioni [la créatrice]
: "et cet amour", le public semblait devenu fou".
On notera avec admiration la désinvolture avec laquelle il parle
de "la solita frase della Bellincioni" : avec ce mot si courant de "solita",
qui revêt les sens d'habituelle, coutumière, ordinaire, et
jusqu'à "toujours la même" (on connaît d'ailleurs le
mot pour l'air célèbre "È la solita storia del pastore",
de L'Arlesiana du collègue et ami Francesco Cilea).
Autre moment fort, à la fin de l'opéra, lorsque Cristina,
consciente du fait que Vito ne l'épousera pas, s'écrie devant
le Crucifix (Celui-là même qui reçut le voeu !) : "Tu
non l'hai voluto !" (tu ne l'as pas voulu), terrible phrase musicale qu'elle
doit répéter avec une intensité croissante et incroyable,
mais attention ! l'intensité ne signifie pas force brutale, elle
requiert une maîtrise de la voix durant l'augmentation progressive
de la projection (technique du chanteur), et de la ferveur (pour l'interprétation),
une sorte de vibration contrôlée et poussée
à un point extrême.
Dans ce même finale, Giordano nous donne encore le frisson en
conduisant la pauvre créature à la porte de la maison close...
qui s'ouvre (!), drame pour l'héroïne revenue au point de départ,
alors que par un cruel contraste retentit, insouciante, une reprise de
la chanson en napolitain. La didascalie mêle alors curieusement théâtre
et musique en concluant : "...la porte s'ouvre et Cristina tombe, privée
de ses sens à peine l'orchestre attaque le fortissimo. Le rideau
tombe rapidement."
L'atout global de la distribution réunie par le Teatro Giordano
est le fait que les chanteurs y croient sans trop en faire. Ils
ont pourtant beaucoup à faire, aux prises avec la véhémence
d'une ligne vocale qui ne doit pas être non plus hurlée et
qui requiert d'autre part des moments d'apaisement. On comprendra d'autant
mieux les hésitations des chanteurs, malmenant parfois un peu la
justesse, comme les hésitations de l'orchestre ne se "lançant"
pas toujours dans les grandes phrases pourtant évidentes qui concluent
les actes. L'attentif et "bon doseur" concertatore Angelo Cavallaro
fait tout ce qu'il peut pour ciseler l'interprétation et faire vivre
l'histoire imaginée par Umberto Giordano.
Le ténor Maurizio Graziani incarne le teinturier malade : il
résiste à la tessiture tendue et s'en tire fort honorablement,
la chaleur de son timbre aidant. Cristina, la "donna perduta", confiée
au soprano Paola Di Gregorio, est malmenée par l'écriture
giordanienne qui met parfois à vif un important vibrato, lequel
pourra passer - à la rigueur - pour un moyen expressif. La maîtresse
en titre Amalia n'est pas épargnée par Giordano qui donne
à ce mezzo-soprano une partie aussi tendue qu'aux autres personnages,
mais assumée avec brio par Maria Miccoli. Son époux complaisant,
Annetiello, jouit d'une écriture plus souple, mais doit savoir passer
du regard ironique sur les autres figures du drame à une franche
gaieté lorsqu'il entonne les chansons populaires, tâche dont
le baryton Massimo Simeoli s'acquitte avec une belle efficacité.
Les rôles un peu en retrait de Nunzia et de Marco, coiffeuse et coiffeur
de leur état, sont bien tenus par le mezzo Tiziana Portoghese et
la basse Antonio Rea.
Le "Coro Lirico Umberto Giordano" de Foggia et son chef Emanuela Aymone
méritent vraiment des louanges tant on les sent impliqués
dans l'histoire. L'"Orchestra Lirico Sinfonica della Capitanata"
aux chaudes sonorités fait de son mieux, sous l'oeil certainement
fort attentif du chef Angelo Cavallaro, car l'écriture du jeune
Giordano pourrait donner lieu à des vrombissements intempestifs.
Un salut final, en cette belle réussite d'ensemble, va à
l'éditeur Bongiovanni qui par sa prise de son si belle, si présente,
nous fait pratiquement asseoir dans le Teatro Giordano, nous plaçant
ainsi au coeur du drame !
Yonel BULDRINI