Antonio
VIVALDI (1678-1741)
IL GIUSTINO
Anastasio, Marina Comparato, mezzo-soprano
Arianna, Dominique Labelle, soprano
Giustino, Francesca Provvisionato,
mezzo-soprano
Leocasta, Geraldine McGreevy,
soprano
Vitaliano et Polidarte, Leonardo
De Lisi, ténor
Amanzio et La Fortuna, Laura
Cherici, soprano
Il Complesso Barocco
Alan Curtis, direction
Enregistré les 8 et 9 octobre
2001,
Concert-en congresgebouw de Doelen,
Rotterdam
VIRGIN CLASSICS 5 45518 2
CD 1 : 56 : 41 - CD 2 : 79 :
32
"Se questa non piace,
non voglio più scrivere di musica",
Antonio Vivaldi,
à propos de l'aria "Sventurata navicella"
C'est en 1985 que Giustino fut remonté par Alan Curtis
et connut une seconde carrière, de Venise à Buenos Aires,
en passant par Versailles, Rotterdam ou encore Houston. Avec cette commande
du Théâtre Capranica (1720), Vivaldi offrait un splendide
échantillon de son art lyrique au public romain, n'hésitant
pas à reprendre une vingtaine de numéros vocaux tirés
d'oeuvres antérieures (près de la moitié des airs
de l'opéra !) Suivant l'exemple de Haendel, Alan Curtis resserre
l'intrigue prolixe et fastidieuse du comte Beregan en supprimant l'inutile
figure d'Andronico et les deux scènes où il intervient (acte
III). Moins scrupuleux que jadis, le chef américain prend de nombreuses
libertés avec la partition et ne craint pas de séparer le
bon grain de l'ivraie : il retire ainsi plusieurs arias jugées superflues
ou médiocres et qui affaiblissent l'oeuvre en portant ombrage à
des morceaux plus inspirés. Il confesse même un caprice, soit
le maintien d'une pièce sans justification dramatique, mais qui
l'enchante :
"Augelletti garruletti", pépiement d'une exquise fraîcheur
pour lequel il a fait réaliser des copies de sifflets d'oiseaux
du XVIIIème siècle "grâce à l'extraordinaire
Museo
dei Cucchi, près d'Asiago, dans les collines de Vénétie",
précise-t-il avec une évidente gourmandise. Le résultat
est effectivement charmant. En revanche, d'autres choix peuvent laisser
perplexe : ainsi lorsqu'il prétend que les rôles de Vitaliano,
le tyran d'Asie mineure, et de son capitaine des gardes, Polidarte, peuvent
être interprétés à la scène comme au
disque par le même ténor, alors que le premier interpelle
directement et nommément le second en lui ordonnant d'emmener Arianne
loin de sa vue ...
Ce premier enregistrement démontre que les superbes gemmes révélés
par Cecilia Bartoli dans son album Vivaldi - "Sventurata navicella" et
"Ho nel petto un cor si forte" avec son climat singulier instillé
par les rares sonorités du psaltérion - proviennent d'un
filon riche et bigarré : Giustino recèle plus d'un
trésor qui ne demande qu'à briller ou à bouleverser,
de l'endormissement voluptueux d'Anastasio bercé par les hautbois
et les flûtes à bec ("Bel riposo") jusqu'à sa poignante
déploration en mi mineur sur une mer de larmes en pizzicato ("Sento
in seno ch'in poggia di lagrime") en passant par le jubilatoire et virevoltant
duetto des retrouvailles ("Mio bel tesoro, mia dolce speme") ou l'explosion
vindicative du tyran (" Il piacer della vendetta") qui sollicite toutes
les ressources du vaillant Leonardo De Lisi. Dommage qu'au plaisir de la
découverte, se mêle rarement celui d'une réalisation
aboutie et inspirée.
L'opéra ou la défaite des femmes
"Öjuste après l'oeuvre elle-même, qui doit se trouver à
la première place, viennent la passion et l'imagination de l'artiste."
(Nikolaus Harnoncourt)
Si pour conquérir Rome, Vivaldi dut se plier aux moeurs locales
et renoncer aux voix féminines qu'il chérissait tant, la
création de Giustino bénéficiait du concours des meilleurs
castrats alors en vogue dans la cité papale, le contralto Paolo
Mariani incarnant le superbe rôle d'Anastasio et Giovanni Ossi celui
de Giustino, Farfallino et Bartoluzzi campant l'impératrice et la
soeur de l'empereur. Montesquieu rapporte une anecdote piquante à
propos des travestis du théâtre Capranica où fut créé
Giustino : "Un jeune Anglais, croyant qu'un de ces deux chanteurs [Mariotti
et Chiostra, "habillés en femmes, qui étaient les plus belles
créatures que j'ai vues de ma vie, et qui auraient inspiré
le goût de Gomorrhe aux gens qui ont le goût le moins dépravé
à cet égard"] était une femme, en devint amoureux
à la fureur, et on l'entretint dans cette passion plus d'un mois."
Trois siècles plus tard, Alan Curtis offre aux divas la possibilité
d'une revanche : à l'exception du ténor, il est entouré
d'un plateau exclusivement féminin. Pourquoi pas ? L'équivoque
est évidemment moins subversive. Mais quant à faire, la distribution
devrait être assez contrastée pour permettre à l'auditeur
de distinguer les différents protagonistes. Or, faute de timbres
suffisamment personnels, tant les prime donne (sopranos) que les prime
uomini (mezzos au lieu des contraltos) sont à peine identifiables.
En outre, le rôle-titre est bien trop grave pour le mezzo frêle
et clair de Francesca Provvisionato. Son écriture exige, sinon un
vrai timbre de contralto, un grain plus dense, un meilleur soutien, des
couleurs et un mordant que possède par exemple Vivica Genaux, interprète
du rôle au festival de Solothurn (Suisse). Mais au-delà des
instruments, c'est la performance musicale et la caractérisation
des personnages qui posent problème. Seuls l'engagement et la musicalité
d'un artiste peuvent transcender ses faiblesses (dynamique et souffle insuffisants,
vocalisation souvent mécanique et poussive, en particulier chez
Laura Cherici, etc.). Marina Comparato domine aisément le plateau,
grâce à un timbre plus flatteur et une musicalité rayonnante,
découverts dans la récente Juditha
Triumphans dirigée par Alessandro de Marchi et fêtés
par le public du Châtelet en mai dernier (Fatima dans l'Obéron
de Weber).
Ses partenaires ont bien sûr leur moment de grâce (à
l'exception notable de Laura Cherici), mais la retenue prévaut trop
souvent et le chant ne trouble presque jamais. La musique de Vivaldi ne
souffre pas une approche littérale et mesurée, une sagesse
ou une pudeur excessives. Au contraire, il faut se l'approprier, l'habiter
et oser. Et j'en viens tout naturellement à l'ornementation des
dacapo
: banale, indigente, quand elle n'est pas simplement inexistante ("Se all'amor,
ch'io porto al trono" [disque 2, plage 19], "Sventurata navicella" et "Ho
nel petto un cor si forte" [disque 2, plages 21 et 23], etc.) Ces carences
expressives et stylistiques sont intimement liées : la qualité,
l'originalité et la pertinence des ornements conçus par l'artiste
ne reflètent-elles pas son intelligence du discours musical ? J'ignore
s'il faut incriminer la paresse, l'impréparation, le peu d'affinités
ou le manque d'expérience des chanteuses ; toujours est-il que ce
minimalisme est une aberration, un contresens esthétique dont Alan
Curtis partage la responsabilité. Certes, quand le chef manque de
tempérament et n'a pas de vision à défendre, la beauté
de l'organe et la virtuosité ne sont d'aucun secours : c'est la
musicalité et la personnalité qui font toute la différence.
L'affiche du Giustino monté à Naples à l'époque
où cet album était enregistré (octobre 2001), laisse
rêveur : Sarah Mingardo, Bejun Metha, Patricia Petibon ... Abandonnés
à eux-mêmes, je ne crois pas qu'il nous auraient déçus.
Reste donc le plaisir de la découverte, ne le boudons pas ! La maigre
discographie lyrique de Vivaldi s'enrichit d'un opus majeur, cela n'arrive
pas tous les jours.
Bernard Schreuders
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