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Modest Petrovitch Moussorgski (1839-1881)
Boris Godounov
(« version originale de 1869 »)
Matti Salminen : Boris Godounov
Brian Asawa : Feodor
Marie Arnet : Xenia
Stefania Tockzyska : la Nourrice
Philip Langridge : Prince Chouisky
Albert Shagidullin : Tchelkalov
Eric Halfvarson : Pimène
Pär Lindsog : Grigori (le faux Dimitri)
Anatoli Kotscherga : Varlaam
José Manuel Zapata : Missaïl
Itxaro Mentxaka : l’Aubergiste
Alex Grigoriev : l’Innocent
David Pittman-Jennings : Nikitich
Josep Ferrer : Mitioukh
Javier Roldan : le Boyard
Jordi Casanova : Khrouchtchov
Ferran Ilari : Dimitri (rôle muet)
Cor Vivaldi – IPSI – Petits Cantors de Catalunya
(chef de chœur : Oscar Boada)
Chœur de chambre du Palais de la Musique Catalane
(chef de chœur : Jordi Casas i Bayer)
Chœur et Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu de Barcelone
(chef de chœur : William Spaulding)
direction : Sebastian Weigle
Mise en scène : Willy Decker
Décors et costumes : John MacFarlane
Lumières : David Finn
Réalisation : Xavi Bové
Enregistré au Gran Teatre del Liceu de Barcelone en octobre 2004
TT : 152’.
1 DVD TDK
Boris Godounov ou le meurtre politique sur la conscience
« Le Malheur russe : Essai sur le meurtre politique »,
tel est le titre d’un ouvrage magistral
d’Hélène Carrère d’Encausse. Les
cadavres qui accompagnent les luttes de pouvoir (et même son
exercice) parsèment en effet l’histoire de la Russie.
La superbe mise en scène de Willy Decker qu’offre ce DVD
en est la parfaite illustration. Du meurtre du tout jeune
tsarévitch, montré lors du Prologue (sous les yeux de
Boris et Chouisky), à son portrait omniprésent sur
scène (du petit cadre répété à
l’infini à l’immense effigie menaçante), en
passant par la figure de l’Innocent, véritable double du
tsarévitch (même physique, même costume), la figure
de l’héritier légitime assassiné est
envahissante et l’on ressent sa présence aussi fortement
que Boris. Le thème de la « culpabilité de la
conscience » comme le considère le livret
d’accompagnement du DVD, en devient absolument primordial,
dépassant même celui du destin du peuple russe.
Il est vrai que la version choisie - la première, celle de 1869,
sans l’acte polonais donc - place la figure de Boris au centre de
l’ouvrage.
Autre thématique choisie par Decker : la manipulation, dont
Chouisky est en quelque sorte le symbole. Souvent présent sur
scène (notamment, dès le Prologue où il joue un
rôle capital), c’est lui qui tire les ficelles et qui
domine un Boris trop humain et dépassé par son devoir
mais aussi par sa culpabilité.
De telles thématiques (meurtre politique, exercice du pouvoir,
manipulation, culpabilité de la conscience) prêtent
souvent à des relectures contemporaines des ouvrages de
Moussorgsky. Pour Boris Godounov,
on ne peut oublier par exemple la mise en scène
éblouissante d’Herbert Wernicke à Salzbourg (sous
la baguette d’Abbado). La présente production de Willy
Decker enregistrée au Liceu de Barcelone s’en approche et
séduit la plupart du temps par la pertinence et la force de ses
idées, sa cohérence, son efficacité ou encore sa
beauté esthétique.
Outre la figure du tsarévitch assassiné, c’est une
immense chaise dorée, symbole du pouvoir, qui focalise
l’attention. Tantôt couchée, tantôt
relevée, tantôt renversée, tantôt
traînée, elle constitue parfois le seul décor
s’insérant dans un cube aux parois
défraîchies (un espace superbement éclairé),
dont certaines se relèvent parfois pour vite se refermer :
la sensation d’enfermement, de claustrophobie est
prégnante.
Tout juste pourrait-on reprocher à cette fameuse chaise de
ressembler davantage à une chaise de bar qu’à un
trône. Mais il faut voir là une volonté de ne pas
ancrer l’action dans un cadre temporel et géographique
trop définis. Le costume-cravate de Boris ou Chouisky, les
costumes militaires de certains personnages (images certes
déjà vues) vont dans le même sens tout comme
l’absence de référence à la Russie.
On sera par contre plus dubitatif sur l’absence de
l’Auberge dans le deuxième tableau du premier acte. On
devine plutôt une salle de transit, une salle d’attente
dans une douane russo-lituanienne. L’aubergiste en devient une
femme errante comme les autres, vendant de l’alcool aux pauvres
gens qui parsèment la salle. Tout cela ne tient pas trop la
route face au livret et aux situations de cette scène :
Grigori demandant la route de la frontière, l’aubergiste
la lui indiquant (alors que visiblement, ils y sont), les officiers de
police faisant irruption par surprise alors que la salle en est
déjà remplie...
On retiendra donc surtout les nombreuses images fortes qui
parsèment régulièrement cette mise en scène
: Chouisky et Boris tournant autour du cadavre du tsarévitch
assassiné, le sceptre et le globe tendus à Boris par le
tsarévitch mort lors du couronnement, la fin du Prologue
dominé par la figure de Chouisky, l’immense portrait du
tsarévitch mort dominant les hallucinations de Boris, le peuple
s’éloignant laissant Boris seul sur scène à
la fin de la scène de la Cathédrale Ste-Basile. Boris
traînant sa chaise devant les boyards lors du dernier tableau etc.
On aura compris à travers cette énumération que la
direction d’acteurs a la lourde tâche de compenser la
(relative) absence de caractérisation historico-temporelle par
la formation de personnages, de caractères fortement
individualisés. Tâche largement réussie surtout
lorsque l’on dispose de personnalités comme Matti
Salminen, Anatoly Kotcherga ou Philip Langridge. Commençons par
ce dernier tant sa présence scénique est absolument
écrasante.
On est en effet émerveillé, ébloui, confondu
devant l’art de cet artiste de camper un personnage dès
son entrée sur scène, même s’il ne chante pas
un mot. Admirables ses allers et venues autour du cadavre du
tsarévitch assassiné, son jeu avec la couronne, son
attitude tantôt mielleuse, tantôt méprisante, son
sourire grandissant lors du récit de Pimène devant Boris
etc. On ne peut détailler ici la prodigieuse incarnation de
Langridge, égalant celle qu’il fit du même
personnage dans la production de Wernicke, tant elle est
prodigieusement intense et riche. Quant à la voix du
ténor, encore solide mais qui n’a pas de charme
particulier, elle est transcendée par l’art du chanteur
et, plus encore, celui de l’acteur. Magistral.
Si l’adéquation de Matti Salminen en Boris peut dans un
premier temps laisser perplexe, le chanteur sait convaincre par une
voix toujours aussi imposante mais remarquablement
maîtrisée et un investissement de plus en plus fort. Sa
mort, suprêmement émouvante, reste un grand moment.
Le Pimène d’Eric Halfvarson est tout aussi surprenant et
remarquable tandis que le Prétendant de Pär Lindskog
affiche une voix assez claironnante. Formidables sont
l’Aubergiste d’Itxaro Mentxaka, l’Innocent
d’Alex Grigoriev ou la Nourrice de Stefania Toczyska. Curieuse
idée par contre de distribuer le rôle du tsarévitch
Fiodor à un contre-ténor, aussi bon soit-il comme
l’est Brian Azawa. On préfèrera, dans le genre,
l’option de Valéry Gergiev qui distribue parfois ce
rôle à un adolescent.
Terminons par l’extraordinaire Varlaam d’Anatoly Kotcherga,
étonnamment sobre, vraie bête de scène lui aussi,
un régal absolu.
Les chœurs quant à eux affichent une belle tenue tout
comme l’Orchestre du Liceu conduits avec conviction par Sebastian
Weigle.
On se doit cependant de terminer par une note négative. Le
livret annonce la « version originale de 1869 ».
Or que n’est-on surpris d’entendre la scène des
appartements dans sa seconde version, celle de 1872 (bien moins
audacieuse), avec l’épisode du carillon (non encore
composé en 1869) ou encore d’entendre la chanson dite
« du canard » de l’Aubergiste qui elle
aussi n’appartient qu’à la version de 1872 !
Qu’a-t-on donc fait ? On s’est contenté de prendre
la version de 1872 et d’en enlever l’acte polonais et la
scène de la forêt de Kromy (propres à la version de
1872) et de rajouter celle de la Cathédrale Ste-Basile (propre
à la version de 1869). Mais c’est oublier qu’entre
1869 et 1872, Moussorgsky avait transformé les autres tableaux,
notamment la scène des appartements où les
différences sont très importantes.
Monter cette véritable version de 1869 demandait certes un
engagement et un travail plus importants de la part des musiciens et
des chanteurs, mais c’est faire preuve de
malhonnêteté que de laisser croire que l’on a ici la
version de 1869.
Tout comme la figure de Berlioz est en train d’être
réhabilitée en France, il est temps d’être
enfin honnête avec celle de Moussorgsky et de cesser de tromper
le public avec de telles impostures... qui coûte à ce DVD
sa quatrième étoile.
Pierre-Emmanuel LEPHAY
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