Music of
the Gothic Era
Organa de Léonin et Pérotin
motets de l'ars antiqua et de l'ars nova
The Early Music Consort of London
David Munrow
Enregistré en 1975 - Notice en allemand, anglais et français
;
texte chanté en langue originale (avec glossaire de l'ancien
français)
ARCHIV 471 731-2 collection "Blue"
2 disques (67'16 et 72'04)
Un double album à
thésauriser
Lasse ! comment oublieray
Le bel, le bon, le dous, le gay
A qui entierement donnay
Le cuer de mi [...]
Guillaume de Machaut
Voici enfin rééditée une des plus fantastiques anthologies
jamais consacrées à la musique du Moyen Âge, qui plus
est dans une collection économique. Ce coffret, publié pour
la première fois en 1976, a fasciné des générations
de mélomanes et fait de nombreux émules. Ce fut un choc,
une révélation : les plus tenaces
a-priori volaient
en éclats, anéantis par un enregistrement d'une beauté
inouïe, gorgé de musicalité, jouissif et vivifiant.
Trois siècles de polyphonie, de l'École de Notre-Dame à
Guillaume de Machaut en passant par les Codex Bamberg, Chantilly, Ivrea,
Montpellier et le Roman de Fauvel, ressuscités et traversés
d'un souffle visionnaire. C'est sans doute aussi l'entreprise la plus aboutie
de David Munrow et son testament, celui d'un pionnier, formidablement doué
qu'un stupide accident de la route allait réduire au silence à
l'âge de trente-trois ans. Une cinquantaine de disques et de vidéos
jalonnent huit années d'une carrière dense et passionnante,
au gré d'un répertoire éclectique, de Léonin
à Monterverdi en passant par la musique des trouvères, la
Renaissance anglaise et espagnole, Purcell et la musique de film (il a
signé la bande originale de
Zardoz de John Boorman et de
The
Devill de Ken Russel, interprété la musique imaginée
par David Cain pour The Hobbit de Tolkien...). À la tête du
Early Music Consort of London, qu'il fonde en 1967 avec James Bowman et
Christopher Hogwood, au sein du Deller Consort ou avec les King's Singers,
David Munrow multiplie les découvertes, avec une curiosité
inextinguible et une intuition, une intelligence musicale aiguës.
C'est peut-être au contact de la musique ethnique et folklorique
latino-américaine, étudiée
in loco avant même
d'entrer à Cambridge (il en rapporta des flûtes boliviennes,
des chalumeaux péruviens et autres raretés aux sonorités
étranges qui constituèrent l'embryon d'une remarquable collection
personnelle) que Munrow s'est découvert une vocation d'explorateur
et de passeur. Il a redécouvert seul la technique de jeu de plusieurs
instruments et a publié une somme de référence sur
l'
instrumentarium du Moyen Âge et de la Renaissance aux Presses
Universitaires d'Oxford.
Une leçon de chant
Munrow n'était pas un puriste, mais un praticien qui n'hésitait
pas à mélanger des instruments de la Renaissance (sinon du
baroque) à ceux du Moyen Âge. Il est bien sûr légitime
de se demander comment ces oeuvres sonnaient à l'époque,
mais si la musicologie a depuis lors contesté bien des options défendues
par Munrow, les amateurs de musique ancienne savent que la notion d'authenticité
doit être manipulée avec prudence, peut-être davantage
encore pour la musique du Moyen ge. Les vérités et les normes
d'exécution ne sont jamais que provisoires et ne font pas toujours,
d'ailleurs, l'unanimité. Même si le discours savant a évolué,
les interprétations du Early Music Consort of London n'ont pas pris
une ride et leur musicalité, rayonnante, convainc toujours. Seul,
peut-être, l'abus des cloches prête aujourd'hui à sourire
quand il ne se révèle pas agaçant (organa de
Léonin, plages 1-4, "Cum statua" de Philippe de Vitry, plage 10).
Dans une notice que d'aucuns jugeront hagiographique, Daniel Leech-Wilkinson
note : "Ce qui a vraiment fait du Early Music Consort un succès
éclatant, et un modèle pour tous ceux qui l'ont suivi, est
le fait que Munrow engageait des musiciens exceptionnels - surtout des
voix exceptionnelles - et leur inspirait une interprétation pleine
d'une énergie, d'une précision et d'une beauté qui
transparaissent dans chaque pièce." Parmi ces artistes de tout premier
plan, il faut citer les contre-ténors James Bowman, présent,
comme je l'ai dit, depuis la création de l'ensemble, en 1967 - la
même année, il auditionne pour l' English Opera Group de Benjamin
Britten qui l'engage pour chanter Oberon dans A Midsummer Night's Dream
- et Charles Brett, moins connu du grand public (il a prêté
sa voix au Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud), mais familier des baroqueux,
et trois high tenors promis à un avenir brillant : Paul Elliott,
Martyn Hill et Roger Covey-Crump.
La transe hypnotique de Pérotin
Les organa de Pérotin (plages 5 et 6) constituent la pierre angulaire
de cet enregistrement, portés par un élan irrépressible
et contagieux, une pulsation hypnotique (la transe répétitive
des minimalistes n'est pas loin) et illuminés par le chant funambulesque
des hautes-contre. Il faut entendre cette dynamique, ces exclamations vibrantes
et, surtout, cette basse trémulante ("Sederunt principes"), une
idée de génie, un coup d'audace qui donne le frisson. Au
diable l'authenticité, si vous aimez la musique, le chant, ne passez
pas à côté de cette expérience à nulle
autre pareille. Il faudrait énumérer les trésors que
recèle cette compilation. Certaines pages, avouons-le, souffrent
d'une lecture un peu monotone et plus soucieuse de beauté plastique
("Ida capillorum" d'Henri Gilles De Pusiex, disque 2, plage 13, séraphique,
mais aseptisé) que de vigueur expressive : les motets "Aucun ont
trouvé" (Petrus de Cruce, disque 2, plage 2) et "De ma dame vient"
(Adam de la Halle, disque 2, plage 3), la chanson à boire "Quant
je le voi" (disque 2, plage 6) ou la pittoresque "Clap, clap, par un matin"
(disque 2, plage 12) requièrent sans doute une autre verve ; mais
l'évocation languide des amours de Robin et Marion et de Gaut[hi]er
et Peyronelle ("Lés l'ormel a la turelle", disque 2, plage 15) a
bien des charmes et James Bowman et Charles Brett nous offrent un duo de
rossignols irrésistible ("O Philippe, Franci qui generis", disque
2, plage 16). Martyn Hill, ténor ultra léger et d'une infinie
douceur, prête ses inflexions élégiaques à un
pur moment de poésie et de grâce : "Lasse ! comme oublieray",
motet à trois voix de Guillaume de Machaut, l'autre sommet de cette
magnifique réédition.
Bernard Schreuders
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