Gurrelieder
(1901
- 1911)
Arnold SCHÖNBERG (1874
- 1951)
Tove : Karita Mattila,
soprano
Waldtaube : Anne-Sofie
von Otter, mezzo-soprano
Waldemar : Thomas
Moser, ténor
Klauss-Narr : Philip
Langridge, ténor
Bauer, Sprecher
: Thomas Quasthoff, baryton-basse
Rundfunkchor Berlin
(Simon Halsey)
MDR Rundfunkchor,
Leipzig (Howard Arman)
Ernst Senff Chor
Berlin (choeur d'hommes)
Simon Halsey :
Chef des Choeurs
Berliner Philharmoniker
Direction :
Sir Simon Rattle
EMI - 2CD N°
72435 57303 2 9
Réalisé
en septembre 2001 à la Philharmonie de Berlin
LA VOIX DEROBEE
OU UNE SÉDUISANTE SUPERCHERIE....
"La sensation de ces flots sonores m'exalte à mourir..."
Anton Webern (à propos des Gurrelieder)
Tout nouvel enregistrement d'un monument comme les Gurrelieder
est forcément un événement - monument au vrai sens
du terme, la partition originale ne comportant pas moins de quarante-huit
portées - d'autant plus que cette oeuvre, à laquelle se sont
mesurés les chefs, orchestres et chanteurs les plus éminents,
bénéficie d'une riche discographie.
Schönberg mit dix ans à parachever cette immense "chanson
de geste" wagnérienne, sorte de Tristan et Isolde en raccourci,
dont la première eut lieu le 23 février 1913 au Musikverein
de Vienne avec un triomphe complet.
On y décèle aussi les influences de Richard Strauss et
de Mahler, bien que l'oeuvre, d'inspiration plutôt romantique à
son début, s'achève quasiment dans l'atonalité et
le "sprechgesang" vers lesquels Schönberg reviendra plus tard.
La diversité des styles musicaux et le langage hétérogène,
proche du gothique flamboyant, qui la caractérisent, s'inscrivent
tout naturellement dans l'atmosphère des poèmes danois de
Jens Peter Jacobsen, publiés en 1869.
Ce cycle de légendes médiévales racontant l'histoire
du Roi Waldemar tombé follement amoureux de la jeune et belle Tove,
que sa femme la Reine Hedwige, ivre de jalousie, finira par assassiner
férocement, est fort célèbre au Danemark.
Le texte de Jacobsen est un étrange mélange, à
la fois ode à l'amour érotique, glorification d'un mysticisme
morbide et hymne à la nature souveraine. La dernière partie,
"La chasse sauvage du vent d'été", décrit le cycle
perpétuel de la vie des plantes, des animaux et des hommes au cours
des saisons.
Somme toute, les Gurrelieder sont une oeuvre ambitieuse, gigantesque,
puissante, tentant de concilier en une fusion cosmique, tellurique, un
peu délirante, le monde désespéré des humains
dévorés d'amour et d'angoisse et dont la vie est limitée
dans le temps, avec la nature éternelle, indifférente et
en constant mouvement.
Il est clair, par conséquent, que donner en concert les Gurrelieder
n'est pas une entreprise facile : elle exige spiritualité, profondeur,
cohésion et surtout harmonie et transparence face à une partition
très contrastée, dont il convient de dégager malgré
tout une lecture épurée, quasiment divinatoire.
J'avoue avoir ressenti, à la première audition de ce disque,
pourtant encensé par la quasi totalité de la critique musicale,
un certain malaise doublé de déception, voire de frustration
et ensuite une impression générale, assez déplaisante,
de disparité, comme si l'interprétation de cette oeuvre
n'avait pas été conçue dans sa globalité, mais
plutôt comme une succession de moments mis bout à bout, presque
indépendants.
Ce qui est le plus frappant, c'est que Mattila semble absente face à
Thomas Moser, comme si ces deux amoureux, à priori passionnés,
ne se rencontraient jamais et gravitaient chacun dans leur propre univers
C'est alors que je fus amenée à prendre connaissance d'un
article du New York Times , daté du 4 août 2002, où
un critique musical, Anthony Tommasini, relate l"histoire" de ce disque,
histoire dont la presse française spécialisée fit
peu état - pour ne pas dire pas - sans doute pour des raisons de
marketing.
Sa sortie devait officiellement se faire l'écho d'un mémorable
concert donné à la Philharmonie de Berlin le 18 septembre
2001, soit une semaine après les terribles événements
de New York.
La soprano Andrea Gruber - qui triomphe actuellement dans le rôle-titre
de Turandot à Bastille - ne désirant pas se risquer
à prendre l'avion dans de telles circonstances, c'est Elisabeth
Whitehouse qui accepta d'assurer la partie de Tove lors des répétitions
et du concert. Lequel eut lieu, bien sûr, en présence de personnalités
éminentes du monde politique et musical, puisqu'il scellait en quelque
sorte l'intronisation officielle de Sir Simon à la tête de
la prestigieuse phalange - et fut enregistré "live" comme prévu.
Oui, mais voilà : Sir Simon et EMI voulaient pour Tove un soprano
célèbre. Il fut donc décidé "d'extraire", quasiment
de manière chirurgicale, de l'enregistrement la participation de
Madame Whitehouse et de la remplacer par celle de... Karita Mattila.
Laquelle ne se rendit pas à Berlin, sur les lieux du concert,
mais à Londres, dans les studios d'Abbey Road, pour graver les quatre
interventions de Tove (environ un quart d'heure de musique) par dessus
la partie orchestrale préalablement enregistrée par Simon
Rattle à Berlin, ce dernier étant présent pour "coacher"
la soprano finlandaise afin que son "insertion" dans la bande sonore puisse
se faire dans les meilleures conditions possibles.
Certes, ce n'est pas la première fois que l'on a recours à
un tel procédé, mais enfin, en cette période si particulière
(septembre 2001), n'eut-il pas été préférable
de conserver l'enregistrement tel quel, avec ses défauts et ses
qualités, qui sont au moins celles de la vie : spontanéité,
émotion, valeurs on ne peut plus précieuses, précisément
en ces moments difficiles, et qui font de toute façon partie intégrante
de toute démarche artistique ?
Avec ces péripéties, ce disque aurait pu trouver sa justification
comme témoignage d'une soirée importante, prise sur le vif,
Après de telles manipulations, il devient presque inutile ou, du
moins, il ne paraît guère aussi indispensable qu'on le souhaiterait.
Car, malgré les efforts conjugués du maestro et
de la diva, la prestation de Mattila s'avère décevante,
peu habitée, le médium est souvent instable, les aigus tirés,
voire surexposés et cette impression d'"absence" face à Waldemar,
en trouvant son explication, rend peu crédible leur dialogue amoureux.
Malgré les qualités indiscutables de cette artiste, on perçoit
une certaine incapacité à dominer une partition qu'elle eût
sans doute défendue de manière plus convaincante si elle
l'avait interprétée dans des conditions "normales".
De la même façon, Thomas Moser et Philippe Langridge, qui,
eux, étaient bien présents à Berlin, sont nettement
en-deçà de leur premier enregistrement de l'oeuvre, avec
Sinopoli, en 1995, pour Moser et Abbado, en 1992, pour Langridge. Les années
ont apporté des difficultés évidentes dans l'émission
et en particulier dans le registre aigu où tous deux s'époumonent.
Pourtant, ces deux artistes font preuve d'une grande conviction et d'une
belle implication dramatique.
Contrairement à ce qui a été dit ici ou là,
le choix d'Anne-Sofie von Otter pour les couplets décisifs du Ramier
(Waldtaube) n'est pas incongru, puisque Sinopoli fit appel à Jennifer
Larmore, Osawa à Tatiana Troyanos et Ferencsik à Janet Baker,
ces trois cantatrices ayant en commun, comme von Otter, la particularité
d'avoir beaucoup fréquenté les répertoires baroque
et mozartien.
Sans toutefois égaler la grande Janet Baker dans ces pages bouleversantes,
von Otter en livre cependant, une très belle lecture, très
impliquée, plus intériorisée sans doute que celle
de son aînée, mais cependant suffisamment convaincante pour
se placer immédiatement à sa suite au Panthéon du
pays de Gurre (1), grâce aussi évidemment
aux qualités de musicalité et d'intelligence du texte qui
sont, entre autres, sa marque de fabrique.
Thomas Quasthoff qui cumule deux parties, celle du Paysan (Bauer) et
du Récitant (Sprecher) s'impose sans difficulté par son autorité
et les couleurs chatoyantes de son timbre.
Reste l'orchestre, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est éblouissant,
somptueux, rutilant, comme à son habitude. Cependant, dans le cas
présent, on serait presque tenté de souligner qu'il l'est
trop et que Simon Rattle a privilégié le son au détriment
du sens. Il semble en effet que le maestro, enivré par les couleurs
hédonistes et séduisantes de son orchestre, et tout occupé
à en développer, non sans maniérisme, les sublimes
sonorités, ait pour le coup fait passer à la trappe la profonde
humanité et l'immense douleur qui traversent de part en part cette
oeuvre majeure.
Ce qui est pour le moins gênant et confirme l'impression d'inachèvement,
voire de superficialité qui émane de cette interprétation.
Par curiosité, on peut être tenté de se demander
ce qui serait arrivé si Madame Andrea Gruber, initialement prévue,
avait finalement décidé de venir quand même chanter
à Berlin. Sa prestation aurait-elle été "gommée",
comme celle de Madame Whitehouse ? Anthony Tommasini s'interroge sur la
dette morale de Sir Simon à l'égard de cette dernière,
qui a quand même "sauvé" le concert.
Une petite précision pour les lecteurs désireux d'entendre
cette voix qu'on leur a "dérobée" en quelque sorte : Elisabeth
Whitehouse chantera le rôle de Senta dans Le Vaisseau Fantôme
de Richard Wagner, opéra qui remplacera le 19 décembre prochain,
au Théâtre des Champs Elysées (retransmission en direct
sur France Musiques) l'oeuvre de Franz Schreker, Die Gezeichneten
(Les Stigmatisés) prévue à l'origine et reportée
à une prochaine saison pour des raisons de distribution.
Pour revenir à la discographie des Gurrelieder, personnellement,
je serais tentée de recommander deux versions : celle de Jànos
Ferencsik avec Martina Arroyo, Tove de très belle eau maîtrisant
totalement la tessiture redoutable de ce rôle, une Janet Baker magique
en Waltaube, inégalée jusqu'à ce jour, un Julius Paztak
d'anthologie en Sprecher et un Alexander Young bouleversant, tous dynamisés
par un Ferencsik touché par la grâce, à la tête
de l'Orchestre et des Choeurs de la Radio Danoise, miraculeux( EMI - Collection
"Piu Forte" - - 1965 - N° 7243 574 194 2) ; et une version plus récente,
celle de Giuseppe Sinopoli à la tête de la Staatskapelle de
Dresde (TELDEC - 1995 - N° 7 4509 984 24 2), dominée par l'admirable
Tove de Deborah Voigt, quasiment idéale, au timbre royal et pourtant
émouvant, avec un Thomas Moser nettement plus en voix et l'immense
Klaus Maria Brandauer, hallucinant en Sprecher. Malgré le Waltaube
un peu "hors sujet" de Jennifer Larmore, la lecture inspirée de
Sinopoli, totalement visionnaire, et très proche de celle de Jànos
Ferencsik, s'impose de manière magistrale comme une des meilleures
de la discographie.
La version Abbado, avec le Wiener Philharmoniker, n'est pas sans intérêt,
mais elle est desservie par une distribution vocale assez inégale
et, dans l'ensemble, peu convaincante.
Toutes ces versions sont enregistrées en public.
On peut aussi citer la version Boulez chez Sony avec Jess Thomas, Marita
Napier, Yvonne Minton, Sigmund Nimsgern, avec le BBC Symphony Orchestra
et aussi la version Osawa (Philips), avec James Mac Cracken, Jessye Norman,
Tatiana Troyanos et le Boston Symphony Orchestra, ainsi que des versions
nettement plus anciennes : Kubelik avec Inge Borkh et Krips avec Gundula
Janowitz, plus difficiles à trouver.
En conclusion, malgré la splendeur indiscutable du Berliner,
ce disque, lancé à grands renforts de publicité, et
que les fans de Rattle, Mattila et von Otter ne manqueront pas d'acheter,
est quand même, qu'on le veuille ou non, une séduisante supercherie.
Juliette Buch
__________
(1) Le titre choisi par Schönberg se réfère au Château
de Gurre, sur la côte danoise, où Waldemar de Danemark, roi
du XIIème siècle, a réellement vécu.
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