Edvard GRIEG
PEER GYNT
musique de scène
Peer Gynt : Peter MATTEI
Solveig : Camilla TILLING
Anitra : Charlotte HELLEKANT
Choeur de Jeunes Filles d'Ellerhein
Choeur National d'Hommes d'Estonie
Orchestre Symphonique National
d'Estonie
direction : Paavo JÄRVI
CD Virgin - Septembre 2005
Voilà un disque proprement réjouissant. Tout d'abord parce
que si les enregistrements de versions diverses (et plus ou moins rafistolées)
de Peer Gynt sont légion, peu d'entre eux nous permettent
de retrouver la musique de scène complète (l'une des raisons
non commerciales de cette carence est la genèse même de la
partition, maintes fois remaniée par Grieg). Et puis, tout simplement,
parce que si Peer Gynt est d'ordinaire très séduisant,
rarement aura-t-il été d'allure aussi charismatique et enthousiasmante.
On ne présente plus Peer Gynt, geste d'un antihéros,
rêveur éveillé, aventurier et coureur de jupons à
ses heures, devenant capitaliste puis meurtrier sur ses vieux jours tandis
que sa bien-aimée chante inlassablement en attendant son hypothétique
retour. Né de la plume d'Henrik Ibsen, c'est à la demande
expresse de celui-ci qu'il se voit paré par Grieg d'atours musicaux
pour le moins luxueux: une partition remarquablement troussée, finement
orchestrée, aux couleurs chatoyantes et aux mélodies aussi
évocatrices qu'accrocheuses, auxquelles il faut ajouter un sens
du drame assez époustouflante. A la fois cousin d'un Lemminkäinen
ou d'un Kullervo sibéliens et grand frère du Till
Eulenspiegel ou du Don Juan de Strauss, Peer Gynt entraîne
l'auditeur dans un univers fantasmagorique bigarré pour lui faire
vivre en sa compagnie une série de mésaventures aussi fâcheuses
qu'exaltantes.
Sibelius, Strauss: ce n'est pas un hasard si j'ose de tels rapprochements.
Ce sont des compositeurs avec lesquels Paavo Järvi (que l'on ne présente
plus, lui non plus) s'est, dès ses débuts, fait un (pré)nom,
au concert comme au disque - je pense notamment à son Kullervo
plein de fougue, qui trône (aux côtés de ceux de Salonen
et Vänskä) au sommet de la discographie de cette oeuvre. Imaginatif
et fringant, le chef estonien, incontestablement l'un des plus excitants
de sa génération, fait preuve d'un sens inné de la
narration orchestrale et du souffle épique qui traverse les plus
grands poèmes symphoniques. Le présent Peer Gynt ne
déroge pas à la règle: dès le Prélude,
ludique et engageant, Järvi nous ouvre en grand les portes d'un théâtre
foisonnant et riche, où le bondissant des cordes le dispute au moelleux
des vents ou au mordant des percussions. En véritable metteur en
scène (et en ambiance) sonore, il plonge l'auditeur dans une projection
(en Cinémascope ? que nenni: plutôt au format IMAX) aux couleurs
vivantes et aux textures savoureuses, et nous conte littéralement
l'histoire de son héros dont il fait une geste picaresque empreinte
de poésie et d'amertume. Il parvient, par là même,
à éviter l'écueil du tableau figé, familier
mais ennuyeux - il suffit d'écouter Matin, plein de fraîcheur
et baigné d'un soleil radieux (en dépit de violons un peu
verts), pour s'en convaincre. Non content de parvenir à revisiter
une page aussi galvaudée, Järvi nous livre par ailleurs l'un
des Palais du Roi de la Montagne les plus endiablés qu'il
ait été donné d'entendre: démarrée à
pas de loup par des contrebasses feutrées, la grande vague agogique
qui traverse la pièce emporte tout sur son passage en une course-poursuite
proprement ébouriffante, qui n'a d'égale que l'irrésistible
Danse
Arabe, enjouée et d'une élégance folle. Toujours
au rayon des danses, celle d'Anitra, tout aussi raffinée et enjôleuse,
achève de transporter l'auditeur dans un autre univers; un univers
de conte de fées musical, où les pizzicati et les
scintillements de triangle seraient des armes de séduction massive
aussi redoutables que les philtres d'amour les plus suavement parfumés.
De parfums suaves, la Chanson de Solveig n'en manque pas non
plus - quoi de plus naturel avec la toujours délicieuse Camilla
Tilling en soliste. Expressive mais sobre, mélancolique mais jamais
mélodramatique, elle chante sa complainte comme on berce un enfant
malade, avec tristesse et tendresse, tout en retenue. Peter Mattei (qui
tenait déjà avec panache le rôle-titre de Kullervo
aux côtés de Paavo Järvi) campe de son côté
un Peer Gynt hâbleur, faussement héroïque, réellement
médiocre, mais surtout terriblement sexy avec sa voix de bronze
et ses airs d'intrépide aventurier. Plus en retrait, Charlotte Hellekant
ne manque cependant pas de surprendre agréablement: le rôle
d'Anitra la trouve bien plus en forme qu'elle ne l'a été
depuis longtemps (et surtout débarrassée de ce vilain chevrotement
qui était venu parasiter ses récentes incarnations opératiques).
Personnages à part entière de cette fresque croustillante,
les choristes s'amusent comme larrons en foire et croquent des Trolls aussi
fantasques que fantasmagoriques à la ronde infernale desquels il
est impossible d'échapper (ou de résister).
En résumé, un enregistrement chaleureux et revigorant,
qui ne donne qu'une envie à l'approche des froides soirées
d'hiver: s'asseoir devant un bon feu, un épais livre de contes entre
les mains et, bien entendu, Grieg à fond dans les haut-parleurs...
Parfait pour prolonger la flamboyante dinguerie ambiante des Frères
Grimm de Terry Gilliam, en attendant les macabres réjouissances
que nous promettent Tim Burton et ses Noces Funèbres.
Mathilde BOUHON
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