Ambroise THOMAS
HAMLET
Opéra en cinq actes
sur un livret de Jules Barbier
& Michel Carré
Hamlet : Simon Keenlyside
Ophélie : Natalie Dessay
La reine Gertrude : Béatrice
Uria-Monzon
Le roi Claudius : Alain Vernhes
Laërte : Daniil Shtoda
Le Spectre : Marcus Hollop
Marcellus : Gustavo Peña
Horatio : Lluis Sintes
Polonius : Celestino Varela
Premier fossoyeur : Joan Martin-Royo
Deuxième fossoyeur : Francesc
Garrigosa
Mise en scène : Patrice
Caurier & Moshe Leiser
Mise en images : Toni Bargallo
Choeurs et Orchestre
du Gran Teatre del Liceu, Barcelone
Bertrand de Billy
2 dvd Virgin, 7243 5 99447 9 1
Quelle belle postérité musicale, en vérité,
que celle de l'oeuvre shakespearien. Lorsque pourtant apparaît dans
les bacs une nouvelle version de l'
Hamlet de Thomas, l'auditeur
est-il en terres connues ? Certes non ! N'est pas Verdi qui veut ! Car
si l'oeuvre fut l'une des plus jouées jusqu'au tournant des années
'50, si surtout de nombreux gosiers se sont escrimés sur les pages
les plus courues de l'ouvrage (Battistini, Melba entre autres, mais aussi
Callas plus près de nous, c'est à la fois tant et si peu),
peu d'intégrales se signalent à la mémoire. Sutherland
s'était offert le luxe d'une Ophélie
coachée,
à son automne, par son Bonynge de mari, de Almeida plus récemment
a tenté à son tour l'expérience... et c'est en fait
à peu près tout, du moins pour ce qui concerne les coffrets
"régulièrement" disponibles.
L'oeuvre, comme beaucoup de grands opéras du XIXème siècle,
aligne autant de beaux moments que de pages prosaïques, voire franchement
vulgaires. Pour d'aussi beaux moments que le duo Hamlet/Ophélie
de l'acte 1, combien faudra-t-il ainsi subir de choeurs débraillés
! Combien de fanfares pour la si belle scène de la folie d'Ophélie
! Pour le magnifique "Comme une pâle fleur" de Hamlet à l'acte
5, il faudra, hélas, passer par son invraisemblable brindisi
du 2 qui aurait dû grandement faire rougir Thomas. Le même
pourtant peut s'enorgueillir de moments solides à défaut
d'être vraiment géniaux, comme les affrontements opposant
Hamlet à sa mère ou encore la scène d'apparition clôturant
l'acte 1, innervée de sonorités lugubres, moites, sépulcrales.
A la tête de sa phalange espagnole, de Billy, chef de théâtre
aguerri et très couru, tire de ces pages inégales toute une
substantifique moelle que l'on n'imaginait pas sourdre de la partition.
Le prélude affiche de belles couleurs, comme aussi la scène
d'apparition déjà évoquée, traversée
de couleurs fauves et fuligineuses. L'aspect dramatique de l'oeuvre, magistralement
exposé, n'oblitère pourtant jamais sa tendresse latente,
non plus d'une certaine manière que l'humour sardonique qui parcourt
des scènes comme celle de la représentation théâtrale
de l'acte 2. De Billy a choisi de ne pas se mettre en avant, usant au contraire
de tempi conçus pour offrir à la voix le plus juste
et musical soutien possible. De la belle ouvrage en somme, qu'il faut récompenser
comme il se doit.
La mise en scène de Caurier et Leiser, comme toujours, ne peut
laisser indifférent. Fera-t-elle pourtant l'unanimité ? Il
est permis d'en douter. Les deux compères tissent, à leur
habitude, un enchevêtrement d'images qui ne cherchent pas l'hédonisme
visuel, allant jusqu'à la vision trash et gore d'une
Ophélie ensanglantée se mutilant, dans sa folie, la poitrine.
Comme souvent, le choeur est abandonné à son triste sort
(simplement ridicule, ce premier acte où les pauvres choristes expriment
leur ébriété en "titubant" les bras en l'air), et
de manière assez habituelle dans les productions de Caurier et Leiser,
l'ensemble du plateau s'avère cruellement mal éclairé
(Gertrude est même presque invisible, noyée d'ombre dans son
duo avec Claudius au 2). Pourtant la caméra, utilisée bien
intelligemment ici, révèle ce que le spectateur noyé
d'images, dans la salle, ne fait que supputer : Caurier et Leiser sont
des directeurs d'acteurs de tout premier ordre. Il faut voir l'intelligent
second degré de la scène des mimes à l'acte 2; il
faut voir aussi la prodigieuse mobilité d'expression suggérée
à Uria-Monzon dans son duo avec Ophélie ; il faut voir enfin
de quelle manière Dessay peut, dans un tel contexte, être
véritablement Ophélie jusqu'à l'insoutenable presque.
Ainsi révélée dramatiquement à elle-même,
la distribution n'en reste pas moins avant tout d'une excellence vocale
insigne. Passons rapidement sur le Claudius grand seigneur mais irrémédiablement
trémulant de Vernhes qui fait regretter les Van Dam et Ramey qui
l'ont précédé. Distribuer Laërte, ténor
sous utilisé par Thomas, à un chanteur comme Dannil Shtoda,
timbre émacié, lyrisme bandé comme un arc, pourrait
passer pour un contresens alors que l'on attend ici un secondo uomo
au timbre rond, mais aussi léger et solaire. Et pourtant l'incarnation,
noyée des brumes du Nord, fonctionne mieux que bien et toute réserve
s'écroule devant tant de naturel. Le Spectre de Marcus Hollop a
à la fois la profondeur, la noirceur et le fruité que l'on
attend de cette figure de "commandeur" et son phrasé royal dit tout
de son rang "pre-mortem"! De Béatrice Uria-Monzon, il y aurait beaucoup
à dire, ne serait-ce que vocalement. Car líémission reste
assez engorgée, la diction níest pas toujours irréprochable,
la ligne heurtée, hachée par une projection expressionniste,
presque outrancière. Mais il y a du plaisir à se laisser
porter par ce timbre rude, rougeoyant. Quelle expérience aussi que
cet aigu fier et ce grave à la fois rugueux et cossu. Quelle incarnation
d'exception surtout : cette figure de mère au timbre ensanglanté,
à la fois tendre et turpide, rattrapée par son forfait, reine
pleine d'honneur et cauteleuse à la fois, tout cela fait rêver
de la lady Macbeth et de la Clytemnestre straussienne, incontournables,
que Uria-Monzon pourrait vite devenir.
Pourtant, s'il fallait ne garder qu'un souvenir de cette production,
ce serait celui du couple formé par Simon Keenlyside et Natalie
Dessay, Hamlet et Ophélie pour l'éternité. Lui a la
présence sauvage, mais aussi l'emportement juvénile qui font
de lui un Hamlet de tout premier ordre. Mais il a surtout ce français
limpide, cette projection de caméléon capable de tous les
accents, d'un lyrisme rude ou châtié, d'une projection franche
et claire, de demi-teintes ténues, fragiles qui rendent son portrait
d'une crédibilité sans failles.
Natalie Dessay, qui a chanté Ophélie de Genève
à Paris en passant par Toulouse et Londres, semble être arrivée,
pour cette production, au terme de son cheminement d'interprète
qui est celui de l'identification, de la symbiose totale. Personne ne sortira
indemne de la confrontation avec ce naturel dramatique rare, avec cette
féminité emportée, ruisselante d'humanité.
Car Dessay a bien compris que Ophélie n'est pas de ces personnages
complexes, "entre deux eaux" (même si le jeu de mot peut paraître
facile dans un tel contexte), habités de sentiments contradictoires.
L'artiste a saisi ce caractère incontournable de l'héroïne
qui tient en un mot, l'amour. C'est cet amour qui la mènera parmi
les arcanes de tous les affects, du rayonnement solaire de l'acte 1 à
l'inquiétude, au doute, à la fêlure des actes suivants,
jusqu'à l'ultime basculement dans la folie. La voix elle-même
se modèle au gré de ces différentes périodes
psychologiques. Le timbre a considérablement mûri ces dernières
années et Dessay peut s'offrir désormais le luxe d'une Ophélie
"terrienne", véritablement incarnée, être de chair
palpitante, être souffrant. Le grave et le médium surtout
ont pris un poids considérable, la liaison des registres s'est affinée
et, si l'aigu s'est un peu écrêté, s'il a perdu de
sa radiance et de sa prodigieuse liberté, lui aussi en quittant
ses hauteurs stratosphériques a gagné en humanité.
Or, Dessay a appris à vivre avec cette évolution vocale,
elle sait en jouer en funambule de talent, sans filet, osant tout, jouant
de toutes les variations de tempi, de tous les ports de voix, chantant
dans toutes les positions, ne craignant ni le cri ni le plus infime des
murmures. Il faut au moins la voir hurler son désespoir dans une
scène de folie comme on en a peu entendu (Callas comprise, et pas
seulement dans Hamlet), surpassant tout ce qui s'est fait avant elle en
termes de vocalité pure, recroquevillée, présence
frêle, décharnée presque, instaurant de nouveaux standards
avec lesquels il faudra désormais compter.
Un dvd précieux donc qui fait comprendre tout ce que ce nouveau
support peut vouloir dire pour l'avenir lyrique, pleinement justifié
dans son rôle de témoin. Une production violente, au dramatisme
puissant et pour laquelle l'image n'est jamais redondante avec la seule
captation sonore. Une distribution enfin de primo cartello, et un
couple vedette au plein sens du terme; et pour finir, une scène
de folie hallucinée et tendre à la fois, la plus intensément
vocale, vécue comme jamais, laissant le spectateur hagard, parcouru
de frissons, sans doute la plus incontournable jamais captée.
Benoît BERGER