Georg Frideric Haendel
HERCULES
Musical Drama in three acts HWV
60
upon a libretto by Thomas Broughton
Avec : Anne Sofie von OTTER (Dejanira),
Gidon SAKS (Hercules),
Richard CROFT (Hyllus),
Lynne DAWSON (Iole),
David DANIELS (Lichas),
Marcos PUJOL (Priest of Jupiter)
Choeur et Orchestre des Musiciens
du Louvre ? Grenoble
Marc MINKOWSKI (direction)
Coffret de 3CD Archiv Produktion
469 532-2 ; DDD ; TT : 176'10
Enregistré au Théâtre
de Poissy en avril 2000.
La folie d'Anne
Sofie
Voilà un enregistrement qui fait plaisir. Tout d'abord, parce
que l'on ne peut que se réjouir de voir paraître un nouvel
enregistrement d'Hercules, oeuvre superbe, mais malheureusement
encore trop peu représentée en regard du succès toujours
grandissant que rencontrent les opéras de son auteur. Deuxièmement,
parce que la distribution en est diablement alléchante. Et enfin
- et surtout - , parce qu'il nous réconcilie avec Marc Minkowski,
et confirme ce que nous subodorions : que son Messie suprêmement
irritant publié récemment par Archiv n'était qu'un
- espérons-le- épisodique écart de conduite.
Après le succès phénoménal d'Ariodante,
qui s'était immédiatement hissé parmi les sommets
de la discographie händelienne (mais avait malheureusement raté
son passage à la scène à Garnier), voilà donc
que Minkowski revient à Händel, et ce avec une partie de son
équipe gagnante : Anne Sofie von Otter, Lynne Dawson, et Richard
Croft.
Hercules, sous-titré musical drama, nous conte rien moins
que... la folie jalouso-meutrière de Déjanire (et en
cela il faut bien avouer que le titre arnaque sur le contenu). En trois
heures d'une musique d'une intensité digne des opéras italiens
les plus fous du cher Saxon, jalonnées - une fois n'est pas coutume
- de nombreux choeurs, l'épouse d'Hercule va progressivement basculer
de l'inquiète sollicitude qui sied à l'épouse incertaine
quant au sort de son mari, à la plus hystériquement dévastatrice
des haines conjugales, allant jusqu'à faire accidentellement expirer
son époux dans les plus affreuses souffrances. La complexité
psychologique de ce personnage (ainsi que son omniprésence musicale
: pas moins de six arias, un duo, et un grand ensemble recitativo accompagnato
- aria qui constitue le point culminant de tout l'ouvrage, le célèbre
Where
shall I fly) en font non seulement le moteur de l'action, mais tout
simplement la véritable héroïne d'une oeuvre qui aurait
tout aussi bien pu s'intituler Dejanira - et ce n'est pas un hasard
si c'est Anne Sofie von Otter qui figure sur la couverture de cet enregistrement
(remarquez, il est vrai que même s'il avait eu un personnage plus
consistant, je doute que Gidon Saks aurait eu les honneurs d'y figurer
à sa place)...
Pour incarner le véritable kaléïdoscope psycho(patho)logique
sur pattes que s'avère être Dejanira, la distribution d'Anne
Sofie vn Otter s'imposait d'évidence. Et il faut dire ce qui est
: après Ariodante au disque ou Nerone à la scène,
la réussite est une fois de plus au rendez-vous. Dévorée
par la jalousie, hargneuse, saisie d'angoisse, agitée de spasmes,
voire même au bord de l'épilepsie, la chanteuse, en bonne
forme vocale (on ne lui entend guère ces débordements de
vibrato ou cette légère métallisation du timbre qui
ont pu apparaître ci et là ces dernières années)
nous délivre une de ces prestations psychotiques dont elle a le
secret, faisant valoir son habituel soin maniaque de la diction et du mot
(parfois même à l'infime limite du maniérisme). Sa
Déjanire, assurément, est hystérique, maniaque, et
fait peur. Ce qui est après tout ce que l'on attend, en partie,
de Déjanire - et, à cet égard, son Where shall
I fly dément(iel) est bien le climax escompté, sommet
de folie paranoïo-culpabilisante agité de soubresauts proprement
caravagesque (si, si, caravagesque... Je suis sûre qu'au concert
von Otter devait faire une tête assez proche de celle de la Méduse
dans cette scène !)... Ecoutez donc cette Déjanire-là
se contorsionner, grimaçante et presqu'aussi agonisante que son
époux ! On ne sait plus, à vrai dire, ce qui saisit et effraie
le plus, du délire otterien ou du délirant tempo minkowskien
(sous Alas ! no rest the guilty find / From the pursuing furies of the
mind ! Déjanire ne croit pas si bien dire : non seulement la
coupable ne trouve aucun repos, mais même le sol vacillant de sa
culpabilité semble fuir ses pieds !), largement au-delà des
bornes du raisonnable - mais, me direz-vous, Déjanire, justement,
perd la raison... En effet, en effet, et l'aplomb que parvient à
conserver la chanteuse en pareilles circonstances agogiques laisse pantois,
et fera sans aucun doute dire aux esprits les mieux disposés que
c'est là que réside le génie de Minkowski, à
toujours donner une traduction totale de l'intention dramatique, allant
jusqu'à mettre en péril sa soliste dans une musique déjà
au limite du chantable... Réussi de cette manière,
c'est, il est vrai, admirable, et l'on ne peut que s'incliner devant une
telle cohérence, une telle connivence, entre chef et soliste, soliste
et personnage, personnage et accompagement... et l'on se prend à
s'incliner très bas devant une telle prestation de la part d'Anne
Sofie von Otter qui décidément n'en a pas fini de nous boucher
des coins à chaque nouvelle prise de rôle.
Mais seulement voilà (vous l'attendiez, celui-là, avouez
: cela vous paraissait louche, toutes ces louanges plus haut, et vous aviez
raison - si grandes et sincères qu'elles soient, elles se doivent
d'être légèrement nuancées), voilà, à
trop s'appliquer à paraître effroyable, la dame, à
mon avis, passe (de peu) à côté d'une partie du personnage.
Lequel ? Mais... celui de l'amoureuse déchirée, ce
que ne manque, par moments, en dépit (ou peut-être justement
en amont ?) de sa haine (illustrant parfaitement l'adage selon lequel de
l'amour à la haine, et vice-versa, il n'y a parfois qu'un pas).
Car, à bien écouter cette débauche d'intentions et
d'inflexions expressives voire expressionnistes (à tel point que
la pure qualité musicale de la voix en vient, par moments, à
être prise en défaut, secouée de légers tics
parlandos comme autant de rictus incontrôlés de la folle en
devenir), on se dit que, finalement, dans cette distribution-là,
cela devait déjà faire pas mal de temps qu'il y avait de
l'eau dans le gaz du couple alcidien, et que la bizarre Déjanire
n'attendait peut-être que le prétexte d'Iole pour mettre à
mort son héros de mari, paranoïaque et siphonnée comme
elle semble l'être, et l'on en vient à se demander si elle
n'aurait pas, finalement, subodoré quelle était la véritable
nature du don du centaure, assassinant ainsi sciemment Alcide ( ! ... d'accord,
c'est aller un peu loin, je vous le concède). Et l'on se dit également,
à l'écoute des premières scènes du I et d'une
bonne partie du II, qu'elle n'avait pas attendu de devenir folle (au III)
pour être déjà sacrément dérangée...
Tendez l'oreille, dans le courant de l'acte II, à son Resign
thy club and lion's spoils : où est donc le feint mépris
teinté d'amertume de l'épouse qui, se sentant délaissée,
relève crânement la tête pour mieux masquer sa blessure
affective ? Assurément, ici, c'est à une Déjanira
légèrement givrée que l'on a affaire, et il semblerait
que von Otter, dès le début de l'oeuvre, prendrait un malin
plaisir à camper un personnage malsain au possible. Ce qui, je l'avoue,
me laisse très légèrement sur ma faim... car
retranche un peu de cette complexité affective conférée
à Déjanire.
Face une Déjanire aussi déjantée, Gidon Saks peine
à imposer un personnage déjà affadi par un livret
qui ne semble s'intéresser à lui qu'épisodiquement,
et sa voix peu agile (voire parfois un tantinet engorgée) semble
bien à la peine dans les vocalises de ses airs.
Iole et Hyllus, en revanche, incarnés par une Lynne Dawson et
un Richard Croft touchants comme ils savent l'être, apportent un
îlot de fraicheur et d'inquiétude fort bienvenu. Si le timbre
de Lynne Dawson n'a pas la séduction que l'on serait en droit d'attendre
dans un tel rôle, on ne peut en revanche qu'être admiratif
face à l'intelligence, la sensibilité, et la simplicité
de la ligne de chant de la soprano britannique dont l'émouvante
Ginevra appelait d'ailleurs, déjà, les mêmes louanges
(et les mêmes infimes réserves), si bien qu'on lui passe très
volontiers certaines aigreurs au demeurant presqu'imperceptibles ; quant
à Richard Croft, qui semble avoir considérablement gagné
en finesse depuis son Lurcanio, sa prestation en Hyllus n'appelle aucune
réserve, si ce n'est une léger manque d'aisance inhérant
à l'écriture haendelienne - en somme, rien de bien rédhibitoire
lorsque l'on se trouve face à un musicien d'une telle sincérité.
Pour Lichas, Archiv et Minkowski n'ont pas hésité à
se rallier la pulpeuse voix de David Daniels. Et grâces leur en soient
par milliers rendues ! Le contre-ténor prend partie d'un rôle
sur le papier anecdotique (mais musicalement assez bavard) pour déployer
un timbre somptueusement onctueux et lumineux dans des phrasés d'une
musicalité et d'une beauté qui font, l'espace de quelques
airs, quitter terre et oublier carrément jusqu'au contexte herculéen
pour aller frôler le char d'Apollon dans sa course solaire. Vous
est-il déjà arrivé de penser très fort en écoutant
un chanteur que sa voix était le plus sûr trait d'union entre
Gaïa et l'Olympe ? Daniels est, pour moi, de ceux-là - et avec
quelle volupté, quel terrianisme ! Comment s'étonner, dès
lors, que le dieu grec de la beauté ait également été
le patron de la musique ?
A la tête de Musiciens du Louvre en forme olympienne - euh, pardon,
olympique - , Minkowski, à son excellente habitude, agite ses multiples
têtes en véritable hydre musicale qu'il est, orchestre la
folie ambiante, précipitant souvent l'action dans le drame pour,
l'instant d'après, l'en retirer aussi énergiquement, et la
faisant glisser in extremis dans la béatitude d'un end mi-happy
mi-mitigé. Il ne résiste malheureusement pas toujours à
son péché mignon - la formule 1 métronomique - , mais
soyons honnêtes : comme dans Ariodante, c'est rudement bien ficelé
et diablement efficace. Alors, pouquoi bouder son plaisir, surtout lorsqu'il
s'agit d'Hercules ?
Mathilde Bouhon
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