MAHLER LIEDER
1-4. Lieder eines fahrenden
Gesellen *
5-9. Rückert Lieder
**
10-14. Kindertotenlieder
***
Thomas Quasthoff *
Violetta Urmana **
Anne-Sofie Von Otter ***
Wiener Philarmoniker
Pierre Boulez
1 CD Deutsche Grammophon, 00289
477 5329
Des cimes aux abîmes, tel nous apparaît
cet album déconcertant. Les trois cycles de
lieder ici réunis
forment un ensemble incontournable, une des pierres angulaires du répertoire,
présentés ici dans la plus lapidaire nudité de la
chronologie. Chaque pièce est à elle seule un parcours humaniste
intime, un monde en soi qu'il est parfois difficile de traverser indemne,
creuset de douleurs, d'espoirs déçus, de ténèbres
et de mort. Et c'est pourtant, de tout l'oeuvre mahlérien, le pan
le plus directement accessible, facilement morcelable et surtout varié
d'écoute. Pourquoi alors cette déception lancinante ? A qui
la faute de cette course vers l'abîme plus haut dénoncée
?
Pas à Pierre Boulez dont on espérait cet opus que l'on
devinait majeur. Majeur, c'est en fait peu dire de cette direction habitée,
intimiste souvent, qui fuit les touffeurs déliquescentes d'un certain
post-romantisme pour aller glaner du côté d'une lecture décantée
les charmes indicibles d'un orchestre roi. Jamais peut-être n'aura-t-on
entendu ces cycles déclinés de manière plus chambriste,
véritables lavis symphoniques innervés de couleurs variées
et "félinement" variables. Il y a là un contrôle grandiose
de la masse orchestrale, des volumes, des dynamiques, une souplesse que
le chef communique à des Wiener Philarmoniker d'une simple évidence,
chatoyants et "goûteux". Ecoutez seulement le début de la
plage 1 ("Wenn mein Schatz Hochzeit macht") et celui de la plage 6 ("Ich
atmet einen linden Luft") pour comprendre comment Boulez sait révolutionner
ces oeuvres par la seule nuance. Ecoutez enfin l'immobiliste et glacial
"Ich bin der Welt abhanden gekommen" (plage 8) pour saisir ce que peut
être cette musique du crépuscule. Et pourtant la lecture n'est
jamais mièvre, car Boulez reste avant tout maître génial
des tutti et des climax, pétrissant la pâte orchestrale d'une
baguette violente, acide, suscitant comme peu l'effroi et l'angoisse d'une
simple coloration (plage 3).
Mais alors faudra-t-il chercher l'inachèvement du côté
des chanteurs ? Sans doute pas dans la prestation irréprochable
de Thomas Quasthoff. Irréprochable seulement ? Certes non et plus
encore, le baryton a su se tailler une place à part dans le monde
du lied, construire un art à la fois extrêmement précis
et extrêmement personnel. Profondément humain, à l'image
de ses récents Bach, le Mahler de Quasthoff n'est qu'une plaie béante,
une traînée de sang bouillonnant, servi par une voix travaillée
à l'extrême, éminemment mobile et changeante, lasse
et presque usée, laminée pour ces oeuvres de désolation.
Loin des artistes gourmés, des mornes bardes qui hantent les estrades,
l'artiste affiche ici un talent qui le place parmi les plus grands, aux
côtés du plus grand en fait, Dietrich Fischer-Dieskau pour
ne pas le citer.
Si ce n'est pas Quasthoff, c'est donc Urmana qui pêche. Que non
! Véritable Janus, la chanteuse joue même du charme étrange,
trouble, de l'ambitus rare de sa voix d'authentique soprano dramatique,
d'une liberté étonnante, d'un délié, d'une
coloration à la fois opulente et épurée, d'allégements
prodigieux, pour donner des Rückert parmi les meilleurs. Qu'importe
alors que l'on devine la main experte de l'ingénieur du son derrière
l'envolée légère de son "Ich atmet einen linden Luft"
(plage 6) quand Urmana nous livre, sur un souffle inextinguible, l'un des
très très grands "Ich bin der Welt" modernes !
Quasthoff, Urmana éliminés, les griefs retomberaient donc
sur Anne-Sofie Von Otter ? Oserait-on croire que l'artiste pour laquelle
critique et public ont les yeux de Chimène livrerait là un
enregistrement de second rayon ? De second rayon c'est peu dire d'une interprétation
qu'il faudra ici qualifier de fond de bac, indigne du niveau de ses partenaires
et de l'art de la dame. S'étendra-t-on sur la déconvenue
immense des 25 minutes suppliciantes que constituent ces Kindertotenlieder
? Faudra-t-il jouer au petit Beckmesser en notant la décoloration
totale du timbre, les trous béants qui minent les passages de Von
Otter, le souffle court qui raccourcit ses phrases et heurte l'oreille
de l'auditeur ? Condamnée à un expressionnisme bien univoque,
à une ligne susurrée ou vociférée, la mezzo
crucifiée livre une interprétation seulement textuelle, ce
qui est tout de même bien peu (ledit texte fût-il diaboliquement
perçu et mis en valeur avec une acuité méticuleuse).
Un album en courbe décroissante donc, des sommets à un
ratage que l'on espère accidentel, un chant d'orchestre qui frôle
le miracle (même lorsqu'il donne un peu l'impression de "chanter"
seul), un chef qui ne laissera (et ne doit surtout pas laisser) indifférent,
et, au moins des Lieder einen fahrenden Gesellen déjà
historique. Alors ne boudons pas notre plaisir.
Benoît BERGER
Commander ce CD sur Amazon.fr