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Philippe Beaussant
La Malscène
Fayard – octobre 2005 – 172 p.
Il y a des coups de gueule utiles, nécessaires même,
à défaut d’être toujours suivis
d’effets. Ce petit livre de Philippe Beaussant en est un.
Réjouissant, il l’est à plus d’un titre et
d’abord, car il est bien écrit, d’une plume alerte,
souvent caustique et brillante. Les piques sont acérées
avec classe et hauteur de vue, l’auteur laissant à ses
lecteurs le soin de deviner l’identité de ses
victimes. Et elles sont nombreuses ! Pas de doute :
comme le titre invite à le penser, Philippe Beaussant est
à la scène, théâtrale et surtout lyrique, ce
que Jean-Pierre Coffe est à la gastronomie.
Autre motif de satisfaction : celui de constater que nous, pauvre
public agacé par des mises en scène scandaleuses, nous ne
sommes pas seuls et que nous ne sommes pas non plus
d’infâmes réactionnaires. Car Philippe Beaussant
n’est pas Marc Fumaroli. Avec lui, la création
contemporaine a ses droits, mais avant tout au service du texte et de
la musique. Bref, nous tenons notre manifeste et les chanteurs
victimes de metteurs en scène ignorants leur acte
d’accusation !
De quoi s’agit-il ? L’auteur, après avoir
supporté pendant des années, certaines mises en
scène dites modernes, violentant les œuvres qu’il
aime, a décidé de rester chez lui, d’écouter
des CD, mais de pousser aujourd’hui un cri de colère.
S’appuyant sur les meilleures références sans
jamais être pédant ou ennuyeux (Platon, Diderot,
Racine…), il démontre que les metteurs en scène
post-brechtien, adeptes du théâtre idéologique et
« anti-bourgeois », non contents d’ignorer
la musique et le solfège, ainsi naturellement que les
contraintes du chant, ont fait de la
« distanciation » leur mot d’ordre.
Ecoutons Bertolt Brecht : « Pour sa critique de la
société et sa relation historique des transformations
accomplies, un théâtre nouveau aura besoin, entre autres
effets, de l’effet de distanciation ». Mais là
où Brecht, en un moment et un lieu donné, traduisait une
forme de modernité, ses héritiers moins doués
(Beaussant pense même qu’à voir certaines
productions actuelles, Brecht pleurerait en disant « je
n’ai pas voulu cela » !) se limitent à
l’emploi de deux techniques particulières : la
froideur puritaine « à la Bob Wilson »
(« un bras tendu à droite, un mollet qui bouge
à gauche », le tout sur un bel éclairage soft)
ou la bouffonnerie qui ridiculise l’œuvre, son auteur et
ceux qui les aiment. Ph. Beaussant raconte ainsi une production
d’Orphée où le metteur en scène poussait le
vice à faire s’endormir sur scène des figurants
représentants les musiciens de l’orchestre au moment du
solo de flûte du Ballet des ombres heureuses… Gluck,
ennuyeux ?
Par-delà l’explication idéologique, Ph. Beaussant
donne d’autres raisons à l’extranéité
de certains metteurs en scène de théâtre qui
débarquent dans le lyrique : « Au
théâtre, le metteur en scène, l’acteur
qu’il dirige, sont libres. A eux de choisir. Mais à
l’opéra ? Il n’y a plus un millimètre de
liberté pour changer de tempo, accélérer,
ralentir, mais partout l’obligation de penser que le chanteur
doit respirer, à tel endroit précis, que deux mille
auditeurs-spectateurs le ressentent dans leurs propres poumons, que
toute la salle, sans en avoir conscience, respire en même
temps » (passons sur le caractère
légèrement utopique de cette dernière partie du
raisonnement…).
Alors, que faire ? Une seule solution : d’abord,
pousser les artistes, chanteurs et chefs d’orchestre, à se
rebeller, à refuser la tyrannie du metteur en scène, y
compris en mettant les directeurs d’opéra devant leurs
responsabilité en abandonnant la production ; inviter le public
à manifester son désaccord, dans l’idéal en
abandonnant la salle en silence, au pire, si c’est la seule
possibilité de se faire entendre, en sifflant ; enfin et
surtout, ne pas hésiter à confier la mise en scène
au seul qui connaît l’œuvre dans toutes ses
dimensions, à savoir le chef d’orchestre.
Très clair sur les références théoriques,
du paradoxe du comédien aux paradoxes du spectateur, de
l’auditeur, du metteur en scène et même du costumier
et du machiniste ( !) astucieusement introduits dans le
raisonnement, ce petit livre présente un dernier
mérite : celui d’agacer ceux qui aiment
l’opéra en jean et bikini, l’opéra
façon série TV, ou l’opéra en uniforme gris
sur fond marron foncé, « l’opéra
populaire », quoi, le vrai, celui qui agace les
VIIème et XVIème arrondissements parisiens. Philippe
Beaussant a tout compris : « Cet opéra là
est aussi élitiste que l’opéra en costume
d’époque » mais « il n’y a
plus que les spectateurs « avertis », ceux qui
connaissent l’œuvre avant le début de la
représentation, ceux qui savent le livret par cœur, qui
soient capables de comprendre ce qui se passe, de quoi on parle, ce que
l’on veut nous faire ressentir, où, quoi, comment, ce que
cela veut dire et pourquoi on doit l’aimer ». Il
conclut : « Casser par une mise en scène qui ne
permet de comprendre qu’aux initiés, aux cultivés,
aux habitués, à ceux que Brecht ou Barthes appelleraient
des « bourgeois », c’est de
l’élitisme déguisé en modernisme. Bertolt
Brecht ! Au secours ! c’est vous qu’ils
trahissent ». Et toc. Vous voulez des noms ou c’est
assez clair ?
Au fond, ce que l’on peut, tout au plus, reprocher à Ph.
Beaussant, c’est de n’avoir pas poussé encore plus
loin sa réflexion. L’argumentation aurait en particulier
gagné à faire un sort à certaines mises en
scène, vues régulièrement aux Etats-Unis ou dans
certains théâtres de province, sans doute respectueuses de
l’œuvre, mais qui, par la poussière qu’elles
dégagent, empêchent autant le spectateur de
s’identifier à ce qui se joue devant lui.
Il est rare qu’en terminant un livre, on se dise :
« j’en aurais bien pris 100 pages de
plus ». « La malscène » est de
ceux là.
Jean-Philippe THIELLAY
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