Claudio MONTEVERDI
L'Orfeo
livret d'Alessandro Striggio
Mantoue, 1607
Orfeo : Ian Bostridge
La Musica : Natalie Dessay
Euridice : Patrizia Ciofi
Messagiera : Alicia Coote
Proserpina : Véronique
Gens
Plutone : Lorenzo Regazzo
Apollo : Christopher Maltman
Eco : Paul Agnew
Caronte : Mario Luperi
Le Concert d'Astrée - Les
Sacqueboutiers
European Voices
Dir. Emmanuelle Haïm
Virgin Classics, enr. 2003, 2
CDs
7243-5-45642-2-2
La descente de l'Orfeo aux Enfers...
L'Orfeo de Monteverdi fut représenté pour la première
fois à Mantoue en 1607 et consacre pour beaucoup de musicologues
la naissance de l'opéra et le début du baroque musical. Sans
s'attarder sur les circonstances de sa création - remarquablement
synthétisées par Jean-Christophe Henry dans le dossier
Monteverdi) - on rappellera que l'oeuvre, fortement inspirée
de la tragédie classique quant au livret d'Alessandro Striggio,
repose sur l'imbrication de différents genres préexistants
(madrigal, pastorale, intermèdes, chant strophique...) avec l'apparition
de la nouvelle monodie, à savoir le récitatif. De cette étrange
alchimie, naît une "favola in musica" où les futures formes
de l'opéra sont esquissées depuis l'ouverture jusquíaux airs
en passant par les récitatifs, choeurs et ritournelles.
Emmanuelle Haïm livre une vision extrêmement personnelle
de l'Orfeo en tentant de démontrer qu'il s'agit d'un opéra
accompli qui s'ignore. Elle insiste ainsi lourdement sur le chant et la
théâtralité. Cependant, cette idée de départ,
louable, révèle vite ses incohérences pour s'avérer
décevante et parfois gratuite.
Dès le premier acte, Natalie Dessay défigure l'entrée
de la Musique sous une avalanche d'ornements ou díeffets de voix que Monteverdi
avait expressément prohibés et qui frise l'anachronisme.
Chantant à pleine voix, la "belcantiste" montre bien peu d'affinités
avec le texte, ne se préoccupant que de prouesses vocales, effectivement
bien exécutées, mais totalement hors de propos dans une telle
oeuvre.
Ian Bostridge campe un Orphée de chair et de sang. Bien sûr,
on n'espérait pas l'inégalable prestation de Nigel Rogers
dans la version historique de Jurgens (Archiv), mais son timbre agréable
et sa conviction font plaisir à entendre. Ses soupirs désespérés
dans le crépusculaire "Tu se'morta mia vita" confèrent au
personnage une touche plus humaine, plus accessible et plus franche que
l'invincible Victor Torres chez Garrido (K 617) ou l'essoufflé Laurence
Dale chez Jacobs (Harmonia Mundi). Cependant, ses excès finissent
par grever sa prestation : était-il nécessaire que le demi-dieu
trébuche, halète et perde tout sens de la mesure lors de
sa descente aux Enfers ? Le "possente sospiro" souffre particulièrement
de vocalises heurtées et hasardeuses tandis qu'Orphée apparaît
finalement comme un personnage totalement instable.
Pour les mêmes raisons, la Messagère traumatisée
et hystérique d'Alice Coote ne convainc pas. Pourquoi tous les solistes
s'obstinent-ils donc à chanter Monteverdi comme du Donizetti ? Mario
Luperi, quant à lui, est un Caron bien peu effrayant, à l'émission
brouillonne et confuse. Il semble même compatissant vis-à-vis
d'Orphée lorsqu'il lui rappelle les intransigeants articles du Code
des Enfers ("O tu ch'innanzi mort' à queste rive"). Quoi qu'il en
soit, son manque de puissance et de technique le rend presque comique,
d'autant plus que l'effrayant orgue régale reste relativement discret
lors de ses interventions.
Heureusement, Véronique Gens sauve le plateau avec sa Proserpine
attendrie et lumineuse. Son "Quali grazie ti rendo" est un modèle
du genre, surpassant même la douce Eiko Katanosaka (Harnoncourt).
Elle démontre magnifiquement que beauté du phrasé
et émotion peuvent aller de pair sans tomber dans la frénésie
ou les contorsions virtuoses.
Sans passer en revue líensemble des solistes, on s'accordera à
constater que les voix sont dans l'ensemble plutôt belles, mais qu'elles
sont utilisées à contre-emploi : vibrato trop large, diction
chaotique et ornements inadaptés transforment une fresque sensible
en épopée soviétique. Pourtant, certains passages
sont tout à fait remarquables, lorsque les solistes gardent une
certaine retenue, une simplicité sans affectation. C'est le cas
de quelques ensembles : le "che poiche nembo rio gravido il seno" ou encore
l'"E dopo l'aspro gel del verdo ignudo" laissent imaginer ce que cet enregistrement
aurait pu être, soit une interprétation brillante et délicate
de l'oeuvre.
Alors que les recherches musicologiques entreprises dans les années
80 ont prouvé que la plupart des choeurs étaient originellement
chantés par les solistes réunis, Emmanuelle Haïm a choisi
d'introduire les effectifs pléthoriques des European Voices. Certes,
la présence d'un véritable choeur est justifiable du fait
du rôle qu'il joue dans l'intrigue (bergers, esprits infernaux) et
son absence peut même s'avérer frustrante (Jacobs). Cependant,
la masse des European Voices déséquilibre la partition, écrasant
tout sur son passage du fait de pupitres trop serrés. Cíest est
particulièrement audible dans les parodies chorales de danses comme
le "lasciate i monti".
Le Concert d'Astrée s'illustre par des sonorités riches
et chaudes dignes d'un Garrido. Les ritournelles et symphonies sont particulièrement
bien exécutées. Violes de gambes, luths, flûtes, harpes
: l'Orfeo resplendit encore de tout l'éclat de l'orchestre
de la Renaissance, les vents en particulier. Rarement on aura entendu des
cornets et sacqueboutes conjuguant à ce point puissance et justesse.
Saluons donc sans réserve les Sacqueboutiers qui donnent le meilleur
d'eux-mêmes dès la rutilante Intrada. Par ailleurs,
l'adjonction de percussions est tout à fait bienvenue.
Le recitar cantando est censé mettre en valeur les mots
avec un maximum d'intelligibilité et doit pour cela suivre les inflexions
du langage parlé, de la "récitation". On a déjà
vu que l'exacerbation outrancière des passions avait conduit les
solistes à sacrifier le côté intimiste de l'oeuvre
pour une démesure malvenue. L'ennui vient également d'un
continuo trop envahissant qui, loin de constituer un support complice,
devient acteur à part entière. En outre, les tempi
bousculés et changeants nuisent à la clarté narrative
et l'Orfeo devient une sorte de mosaïque de jolis tableaux
sans grande cohérence, passant de la "fable en musique" à
l'opéra bouffe.
En somme, Emmanuelle Haïm a tenté une relecture romantique
de l'Orfeo, axée sur les souffrances, les angoisses et les regrets
des personnages. Au prix d'affaiblir la trame, elle grossit les effets
jusqu'à la caricature, frise la grossièreté (l'acte
second se clôt par un solo assourdissant de percussion !). Quelle
mouche post-baroque a donc piqué cette artiste dont on se remémore
les excellentes incursions chez Haendel et Purcell ? En pratiquant une
lecture trop téléologique, l'artiste a oublié que
l'Orfeo était originellement destiné à être
représenté dans "une pièce dans la salle des appartements"
du palais des Ducs de Mantoue et non au Carnegie Hall de New York. Lasciate
ogni speranza voi ch'antrate...
Viêt-Linh NGUYEN
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