Christoph
Willibald von Gluck (1714-1787)
Orfeo ed Euridice
Bernarda Fink (Orfeo)
Veronica Cangemi
(Euridice)
Maria Cristina
Kiehr (Amore)
Freiburger Barockorchester
RIAS-Kammerchor
René Jacobs
2001 ? DDD - HARMONIA
MUNDI 901742.43
(2CD, 40'10 et
50'34)
Son Così
tournait le dos aux lectures romantiques et glamoureuses, n'attendez pas
de son Orfeo qu'il annonce le classicisme : c'est dans un baroque
caravagesque et brutal que René Jacobs enracine le chef-d'oeuvre
de Gluck.
L'ouverture, nerveuse
et ponctuée par de funestes coups de timbale, plonge d'emblée
l'auditeur dans un climat d'angoisse, de violence larvée qui ombre
la partition jusque dans ses pages les plus lumineuses. Jacobs semble vouloir
à tout prix que les ballets intègrent sa vision de l'ouvrage
: cela ne pose aucun problème pour le larghetto du premier
acte qui peint un Orphée accablé, engourdi par la douleur,
ni pour le ballet des Furies et des Spectres (acte II), mais l'andante
pastoral qui ouvre le troisième acte perd son caractère riant
et léger, comme si le chef le dirigeait à contre-coeur, alors
qu'il introduit l'émerveillement d'Orphée aux Champs Elysées
("Che puro ciel ..."). L'épilogue heureux ne semble pas être
davantage au goût du musicien, qui force le trait en voulant dramatiser
les danses. L'allegro se déhanche bizarrement au rythme de
percussions endiablées et l'agitation qui anime ce joyeux ballet
? à côté, Kuijken (ACCENT) et Gardiner (PHILIPS) ont
l'air de se complaire dans la mollesse et la mièvrerie ! ? finit
par créer une distanciation ironique : "Ne soyez pas dupes", ce
happyend
improbable trahit le mythe pour mieux flatter les princes. L'interprétation,
fébrile et précipitée, du choeur final semble aussi
vouloir conjurer l'affadissement du drame en écourtant la fête.
A l'origine, Orfeo ed Euridice était une azioneteatrale,
variante de la seranata, un style de cantate dramatique destinée
à une poignée de chanteurs avec accompagnement orchestral,
une oeuvre de circonstance, commandée en l'occurrence pour célébrer
la fête de François Ier de Habsbourg-Lorraine. L'Empereur
devait pouvoir s'identifier au héros, or la légende veut
qu'Orphée finisse déchiqueté par les Ménades
(selon certaines sources du mythe, il aurait délaissé Eurydice
pour des étreintes plus viriles), une fin peu glorieuse à
laquelle avaient déjà renoncé Peri/Caccini, Monteverdi
et Rossi.
Avec Jacobs, en
tout cas, l'orchestre ne joue plus les Fragonard insouciants et décoratifs,
il devient un "acteur du drame" (Beaumarchais), il en assure même
la continuité, idée neuve et en totale rupture avec l'opéra
à numéros. Gluck, qui entendait ressourcer le genre et le
délivrer des caprices des stars, choisit pour modèle la tragédie
lyrique : prima le parole, dopo le vocalise, le récitatif
devient le vecteur du drame et l'expressivité prime sur les joliesses
ornementales, les rares embellissements dévolus au soprano Millico
et retenus pour cette version confirment la règle, raffinent l'expression
et allègent un climat étouffant. Mais écoutez plutôt
Bernarda Fink affronter les créatures des Enfers : là où
l'Orphée de Jacobs (ACCENT) se livrait à une entreprise de
séduction belcantiste, c'est par la seule puissance de son amour
que le mezzo entame la détermination des démons, et quels
démons ! Les interventions du RIAS- KAMMERCHOR ont un relief saisissant,
avec des basses incroyablement présentes, mais ce chant percutant
sait aussi s'attendrir et nous ménager un salutaire rayon de soleil
en bénissant les retrouvailles des amants (acte II, scène
2). Gluck a parfaitement assimilé la leçon française.
Orphée noble
et combatif, ennemi du pathos et d'autant plus émouvant, Bernarda
Fink livre une des interprétations les plus justes et les plus marquantes
de l'histoire du disque, toutes catégories vocales confondues (cessons
d'ergoter sur le sexe des anges !). Au paroxysme de la douleur ("Che farò
senza Euridice"), Orphée ne cède pas aux larmes : sa passion,
intacte et brûlante, défie encore la mort. Une telle incarnation
exige évidemment des partenaires à la hauteur et non plus
les faire-valoir insipides auxquels sont trop souvent réduits l'Amour
et Eurydice. Sylvia McNair avait déjà transcendé un
rôle a priori ingrat (PHILIPS), mais Veronica Cangemi possède
un tout autre tempérament : elle campe une Eurydice moins féline,
plus vibrante et surtout rebelle, une héroïne à part
entière dont la pugnacité force l'admiration. Il faut l'entendre
supplier Orphée, il faut se laisser envahir par ses inflexions hallucinées,
ce "ricordati" d'un autre monde (acte III, scène 1)Ö Portée
par des artistes de cette trempe, cette scène, cruciale, culmine
dans une tension dramatique inouïe. Enfin, à mille lieues de
la fraîcheur et de l'innocence des Cupidon usuels, sopranos légers
ou voix de garçons, Maria Cristina Kiehr, timbre corsé et
féminité rayonnante, humanise l'Amour et tend un miroir aux
amants : "Io son pure il tuo fedele" chante Orphée, n'est-ce
pas la clé de l'oeuvre ?
Bernard Schreuders
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