Christoph Willibald GLUCK
ORPHEE ET
EURIDICE (1774)
Orphée: Jean-Paul Fouchécourt
Eurydice: Catherine Dubosc
Amour: Suzie Le Blanc
Opera Lafayette Orchestra &
Chorus
Ryan Brown
2 CD Naxos, 8.660185-86
Et dire que l'incunable (et tristement incomplet) Rosbaud mis à
part, il a fallu au mélomane curieux attendre la récente
version Minkowski pour bénéficier régulièrement
de cet Orphée français. Français véritablement,
oui, car retaillé par Gluck à la demande de Marie-Antoinette
(alors bouillonnante dauphine), aux dimensions de l'Académie royale
de Musique. Le philologue patient pourra s'amuser à relever les
changements qui affectent particulièrement la partie du chantre
de Thrace, pourvue d'une nouvelle ariette (le fameux "L'espoir renaît
en mon âme") et surtout redescendue des sphères éthérées
de la tessiture de castrat vers celle très "franco-française"
de "haute-contre", celle en résumé de ténor aigu.
L'orchestre viennois, coloré de chalumeaux, cornets à bouquin
et autres cors anglais, se voit lui acclimaté à la formation
parisienne par la substitution de clarinettes et de hautbois. La partition
elle-même enfin, avec son nouvel air pour Euridice, son trio supplémentaire
au III (tiré de Paride ed Elena) et surtout son ballet gigantesque
s'en trouve finalement renouvelée, une autre en somme, qui ne garde
de la version de Vienne que la parenté sensible qui existe entre
deux soeurs.
Enregistrée six mois avant celle de Minkowski et parue six mois
après, la présente version Naxos souffre, il faut bien le
reconnaître, de la proximité immédiate de cette dernière.
La juger à l'aune du travail du chef français pourrait même
apparaître cruel tant les moyens mis en oeuvre diffèrent.
Il faudra pourtant bien se livrer à ce jeu simple, ne serait-ce
que dans le choix de la version enregistrée. Donner aujourd'hui
la version parisienne de l'oeuvre, c'est faire en effet oeuvre musicologique,
philologique. Pourquoi Brown fait-il alors l'impasse sur le ballet conclusif
de l'opéra ? Quoi de plus parisien en effet que ce ballet imposé
qui tout le long du XIXème siècle, sur sa lancée,
fera le grand opéra français, au grand dam des compositeurs
"acclimatés" (n'est-ce pas, M. Wagner !) ? Quelle est la raison
de ce choix pour le moins critiquable ? Eût-elle tenu sur un seul
disque que nous aurions compris l'option de cette version raccourcie. Mais
étalée sur deux galettes d'un peu plus de quarante minutes
chacune, on ne comprend pas, et l'on se sent même vaguement floué
par chef et distributeur.
L'absence de ce ballet est d'autant plus dommageable, à notre
avis, que l'orchestre et la direction sont ce qui restera de meilleur dans
cette version. Oh ! Que l'on ne s'attende pas au feu continu (et parfois
même un peu trop systématique) qui innerve la baguette de
Minkowski. L'ensemble ici sera plus pondéré que réellement
fulgurant, sorti tout droit de l'antiquité cossue et convenue d'un
Vien, d'une pastorale de Boucher. Les climats arcadiens, les atmosphères
d'une seule pièce sont celles qui conviennent le mieux au chef et
à sa phalange, donnant des scènes paradisiaques qui distillent
comme peu le font, un charme discret, un hédonisme simple. La flûte
de la "danse des ombres heureuses", à la fois fluide et charnue,
restera longtemps dans les mémoires, comme les cordes moelleuses,
irisées et la constante tenue imposée par le chef. Par comparaison,
l'acte infernal, commencé brillamment, avec un appel de cuivres
tonitruant et très dramatiquement modelé, se perdra entre
fureur et délicatesse, entre les exigences d'un choeur exceptionnel
et les doux accords de la harpe orphique.
L'Amour de Suzie Le Blanc, dans cette atmosphère de pastel, de
nostalgique gravure sépia, jouera d'une souplesse d'émission,
d'un rayonnement du timbre à la fois adamantin et très légèrement
couvert, d'un charme discret aussi pour camper un petit dieu de boudoir
charnu et carminé. Comme aussi l'Euridice de Catherine Dubosc, timbre
sans apprêts mais ligne fluide, personnage sans métaphysique,
nymphe à la féminité simple, sans la flamme qui peut
consumer une Delunsch par exemple. Tout cela reste pourtant d'un niveau
insigne et d'une qualité de chant extrêmement musicale, policé
et lisse, sans que cela soit pourtant un reproche.
Mais fera-t-on un Orphée sans Orphée, justement ? Hélas,
Jean-Paul Fouchécourt semble ici bien perdu dans un costume qui
dépasse, de loin, sa carrure. Artiste infiniment sensible, timbre
fragile au charme ténu, lyrisme tendre, le ténor expose dans
ce rôle des limites criantes que l'on aimerait ne pas avoir à
détailler. Rien ne pèse ici, l'ensemble passe avec une musicalité
exquise, mais n'impose rien, ni vision ni même simplement incarnation.
Saura-t-on jamais quelle était la voix de Legros pour qui fut réécrit
le rôle, objectera-t-on ? Qu'importe après tout ! Mais reconnaissons
que dramatiquement parlant, la projection fière, mâle, crane
d'un Blake ou d'un Croft rendent sans doute mieux justice au rôle.
Fouchécourt joue d'exceptionnels son filés pour un très
beau "Quel nouveau ciel"... Mais pour le reste, le grave de "Objet de mon
amour" se perd dans les limbes de l'orchestre et "J'ai perdu mon Euridice"
laisse simplement froid, "seulement" magnifiquement prononcé et
subtilement phrasé. Point de frisson dans un pénible "L'espoir
renaît en mon âme", air de concert aux vocalises certes affrontées,
mais au prix d'une décoloration du timbre qui n'en a déjà
plus guère, de couleurs. Il y a même manifestement d'étranges
montages à la console comme cet aigu, à 3,53 de la plage
6 (cd 1, "Laissez vous toucher par mes pleurs"), qui semble audiblement
"collé" au reste de la ligne. Restent des récitatifs de récitaliste
talentueux, avec lesquels on pourrait apprendre son français. Mais
c'est tout de même bien peu.
Faudra-t-il condamner alors une entreprise louable, courageuse même
qui tente de réhabiliter une oeuvre qui le mérite bien ?
Certainement pas car il y a là, envers et contre tout, de bien belles
choses, à commencer par une direction très sensible, colorée,
apollinienne aussi, qui passe comme un songe, effleurant le drame d'une
aile douce et légère. Il y a en outre deux chanteuses de
talent qui s'inscrivent idéalement dans la toile pudique que trace
Ryan Brown. Il y aussi, c'est vrai, la déception d'un Orphée
que l'on aime généralement beaucoup, qui surnage ici comme
il peut, et prodigue sans compter les trésors d'un art du chant
délicat mais n'arrive cependant jamais à se hausser aux exigences
du rôle. C'est dommage et dommageable, évidemment, mais à
ce petit prix, il faudra quand même aller écouter cette gentille
pastorale à laquelle on reviendra peut-être plus souvent qu'on
ne l'imagine, sans que l'on puisse vraiment se l'expliquer.
Benoît BERGER
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[22/04/05]