..... |
Diego Ortiz
Ad Vesperas
Ensemble : Cantar Lontano
Direction : Marco Mencoboni
Réf. CD : Alpha 108
Durée totale : 70'55''
Soupe aux Ortiz
Il est un « critique » portugais qui affirme
que cet enregistrement « [...] est sans doute un des
meilleurs disques de tous les temps » (Este é sem
dúvida um dos melhores discos de todos os tempos) ! Vous l'aurez
compris à notre titre et à l'étoile solitaire qui
l'accompagne, nous ne partageons pas, et de loin, ce point de vue.
Autant la préparation culinaire quasi homonyme (c'est une
question de prononciation) s'avère goûteuse, autant cette
concoction sonore pèse lourdement sur les oreilles. Pourtant,
les éléments nécessaires à la
réussite de ce produit semblaient être réunis : le
contenu (les œuvres interprétées) est riche et
varié, et le contenant (le support numérique et son
emballage) d'une finition qui n'a plus à faire ses preuves. Mais
les compétences limitées du chef dans le choix et
l'emploi de ses outils de cuisine (les interprètes) peuvent
faire tourner la mayonnaise...
Diego Ortiz,
surtout connu pour ses œuvres instrumentales - certaines de ses
variations et diminutions pour viole de gambe ont été
immortalisées sur CD par Jordi Savall - publia son unique
recueil d'œuvres vocales, le Musices liber primus,
en 1565. Composé pour la chapelle vice-royale de Naples, que
Diego Ortiz dirigea jusqu'en 1570, le recueil contient 69 œuvres
sacrées, de 4 à 7 voix, dont le style va de l'homorythmie
au contrepoint fleuri et en imitation. Ces compositions
témoignent d'une très grande maîtrise technique
alliée à un sens aigu de la conduite des lignes
mélodiques, chantantes et expressives. La variété
musicale et stylistique peut être obtenue en interprétant
successivement un antiphone (monodie en plain chant), un psaume in alternatim
(avec vers impaires homophoniques et vers paires monodiques) puis un
motet (dont le langage est très contrapuntique). Cette
même succession d'œuvres, qui s'apparente à une
recette simple et efficace, est utilisée cinq fois dans
l'enregistrement (plage 2 à 16). Outre de courtes lignes
monodiques, les huit dernières plages nous font encore entendre
trois compositions polyphoniques dont un Magnificat in alternatim (plage 21) et le très séduisant motet Salve Regina à 5 voix qui vient judicieusement clore le CD (plage 25).
Le label Alpha – que nous
apprécions pour son engagement en faveur de la musique ancienne
– soigne comme toujours sa présentation et propose un
livret de 40 pages contenant des photos des interprètes, un
commentaire sur le tableau L'assomption de la Vierge
de Ippolito Borghese - dont un détail fait couverture - un court
texte introductif du chef Marco Mencoboni et un commentaire technique
sur les œuvres interprétées rédigé
par le musicologue Francesco Rocco Rossi.
L'intégralité des articles et des textes chantés
sont traduits en anglais ce qui participe à la renommée
grandissante de ce Label dans les pays non-francophones. Bref, le
contenant est presque parfait même s'il eût
été appréciable d'avoir le détail des
interprètes par plage, défaut qui d'ailleurs n'incombe
pas forcément à la maison d'édition.
L'ensemble Cantar Lontano est composé pour cet enregistrement de pas moins de 28 musiciens repartis en 6 groupes nommés coro.
C'est beaucoup. C'est trop. La cacophonie qui résulte de
certains passages, disons « en tutti » -
même s'il est parfois impossible de déterminer le nombre
exact d'interprètes - nous a inspiré le terme peu
éloquent de « soupe ». L'enregistrement
débute avec deux mélodies grégoriennes. Un premier
soupçon d'inquiétude nous traverse dès la
cinquième note de l'antiphone « Ave
Maria » (plage 2) dont la mélodie est archi-connue :
la quinte do-sol, trop grande, sonne faux même dans
l'hypothèse d'un tempérament pythagoricien (dont la
quinte juste est plus large que dans le système
tempéré). Puis un authentique frisson d'effroi a parcouru
notre échine dorsale lors de l'audition de la plage 3 (psaume
109), première œuvre in alternatim interprétée.
Un ténor soliste, probablement le dénommé Gianni
de Gennaro, chante « à la corse » (il est
italien mais vous avez sans doute compris) l'incipit « Dixit
Dominus [...] ». Nous ne saurons jamais ce que le Seigneur a
dit... Le quatuor vocal, que nous supposons être celui de l'Ensemble Calixtinus, doublé d'un consort de violes (intitulé Il suonar parlante) entame le passage polyphonique. L'acoustique est très réverbérante; tous chantent ou jouent fortissimo en un tempo
allant. Vous imaginez le résultat. Aucune parole n'est
compréhensible, l'équilibre des voix est
déplorable. Impossible d'entendre la basse sur plus de deux
notes successives; la soprano est écrasée par les
ténors - notamment par notre soliste qui semble vouloir garder
le devant de la scène - et le consort de violes, au son
artificiellement « boosté », couvre le
tout. On ne peut par contre dénier aux interprètes un
investissement physique total, une ferveur fiévreuse.
Après cet épisode agité de 15 secondes, la schola
grégorienne Aurora Surgit,
composée de 4 ténors, interprète sobrement mais
mécaniquement le vers paire - et donc monodique – qui
suit. Au troisième vers, la soupe
« cacophonico-polyphonique » recommence et le
tout se répète pendant 4'15. Ce mode opératoire
sera également – et malheureusement - utilisé pour
les quatre autres psaumes interprétés.
Le salut nous vient des motets qui sont interprétés par un tout autre ensemble, parfois exclusivement a capella.
Un contre-ténor remplace la soprano et l'équilibre
relatif des voix donne le sentiment d'une
homogénéité, d'un « son de
groupe ». Les chanteurs ne « crient »
plus. Le Beata es Virgo
(plage 4) nous offre même un moment fort appréciable.
Dommage que les autres motets fassent intervenir la plupart du temps
des instruments (cornet, trombones, orgue). Cela perturbe
l'intelligibilité des paroles et
« épaissit » les lignes mélodiques.
Cela assure par contre une relative justesse et empêche les
chanteurs de baisser. Marco Mencoboni, qui est à l'origine du
projet, reconnaît fort honnêtement dans une interview en
italien disponible en podcast
que l'ajout des instruments répond plus à un souci de
variété musicale que de vérité
musicologique. Idéalement on devrait tout pouvoir chanter a
capella mais le doute est permis quant à l'emploi d'instruments.
Trois extraits sonores présents dans le podcast (qui
débutent respectivement à 18'04, 28'43'' et 35'34'') vous
permettront de vous faire une idée du contenu varié du
CD. Dans l'ensemble, il manque indéniablement une
maturité, un brun de génie expressif et certains choix
esthétiques sont déplorables. Quelques petites
imperfections vocales (attaque du « Ave maris
stella » plage 18, intervalle à la basse faux dans le
Magnificat, plage 21 à 3'52'', tendance générale
des chanteurs à légèrement baisser) sont
regrettables dans un contexte où l'on peut faire et refaire
l'enregistrement jusqu'à obtenir un résultat
satisfaisant. Mais l'humilité de Marco Mencoboni, sensible
à l'audition du podcast, ainsi que sa franchise et son
honnêteté intellectuelle nous inspirent un certain
respect. Espérons qu'il fera mieux la prochaine fois.
Mathias Le Rider
Acheter ce CD sur Amazon
|
|
|