MUSIC
FOR A WHILE
Mélodies baroques
ANNE-SOFIE VON OTTER
Benedetto Ferrari
(1603 ou 1604 - 1681)
Amanti, io vi so
dire
Girolamo Frescobaldi
(1583 - 1643)
Se l'aura spira
Giulio Caccini
(1551 - 1618)
Dovro dunque morire
?
Claudio Monteverdi
(1567 - 1643)
Ecco di dolci raggi
- Quel sguardo sdegnosetto
Giovanni Girolamo
Kapsberger (c.1580 - 1651)
La Capona
Claudio Monteverdi
Adagiati, Poppea
Barbara Strozzi
(1619 - 1677)
Udite, amanti
Bernardo Storace
(moitié du 17è siècle)
Ciaccona
Henry Purcell
(1659 - 1695)
Saraband with division
- Sweeter than roses
Dear pretty youth
- Music for a while
There's not a swain
- An Evening Hymn
Giovanni Girolamo
Kapsberger
Arpegiatta
John Dowland
(1563 - 1626)
In darkness
let me dwell - Can she excuse my wrongs ?
Weep no more, sad
fountains - What if I never speed ?
Robert Johnson
(c. 1583 - 1633)
Fantasia
Anne-Sofie von Otter, mezzo-soprano
Jory Vinikour, clavecin et
orgue
Jakob Lindberg, théorbe,
luth et guitare baroque
Anders Erikson, théorbe
1 CD - DG ( Archiv Produktion)
N° 000289 4775114 - 32
Enregistré à Stockholm
en 2004 - Durée 67'48
UN HYMNE A LA LIBERTE...
Ce qu'il y a de très particulier chez les artistes de génie,
c'est qu'ils sont souvent imprévisibles. Si on croit bien les connaître
et les suivre au long d'un parcours apparemment tracé et balisé,
ils bifurquent brusquement pour s'aventurer dans une autre direction.
C'est précisément le cas avec le dernier enregistrement
d'Anne-Sofie von Otter, complètement époustouflant, d'une
totale créativité à une époque où l'on
a tendance à procéder à un certain "formatage" dans
le domaine artistique. Certes, ce disque peut déplaire, agacer,
et risque de décoiffer les amateurs d'un chant plus "sage", tant
il sort des sentiers battus. Une chose est sûre, de cet "intégrisme"
baroque, réputé incontournable aujourd'hui, von Otter se
démarque avec panache, et un tantinet d'insolence, aussi...
Ce disque fait écho à deux précédents :
son premier récital : Drottningholm 1983, paru chez Proprius (PRCD
9008) et "Lamenti", paru en 1998 chez DG (Archiv Produktion N° 457
617-2), comme des étapes majeures de son parcours artistique, prodigieux
et protéiforme.
Ce qui séduit au premier abord, c'est l'impression de liberté
qui émane de ce disque, aussi bien dans le choix des oeuvres que
dans leur interprétation : d'emblée, on sent que l'on est
face à quelque chose de rare et de précieux, certes un peu
dérangeant, mais que l'on ne pourra oublier. Le fait que ce programme
- dont une des nombreuses vertus est de mêler habilement des compositeurs
très célèbres : Monteverdi, Purcell, Dowland, à
des musiciens moins connus, mais tout aussi attachants et passionnants
- ait d'abord été donné, avant d'être enregistré,
plusieurs fois en concert, explique sans doute la magie qui s'en dégage,
du moins en partie. Le reste ensuite est, comme souvent, affaire d'alchimie...
Nous écrivions il y a peu à propos du Couronnement
de Poppée à quel point cette chanteuse possédait
cet art consommé du recitar cantando, eu égard aussi
à ses interprétations passées, et cela, sans même
avoir entendu encore cet enregistrement éblouissant de virtuosité.
Von Otter a toujours été fidèle à Monteverdi
: il y aura bientôt vingt ans, en 1985, son premier enregistrement
chez DG était le rôle de la Messagiera dans l'Orfeo
sous la direction de John Eliott Gardiner. Dix ans plus tard, ce fut Ottavia
dans le Couronnement, avec le même chef, sans oublier sa mémorable
incarnation de Nerone à Aix en 1999 et 2000, avec Minkowski dont
existent une vidéo diffusée par Arte et un enregistrement
Radio France pour la version de concert donnée en juin 2000 à
la Cité de la Musique, enfin, last but not least, il faut encore
évoquer sa superbe Ottavia au TCE en octobre dernier.
On peut d'ailleurs remarquer que cette fine linguiste, musicienne hors
pair, s'amuse encore à surprendre en enregistrant non pas un air
de Nerone, ni d' Ottavia, ni de Poppea, mais ce pur joyau qu'est la berceuse
de la nourrice Arnalta, cet "Adagiati Poppea" dont elle livre une lecture
très personnelle...Selon ses propres termes, "Monteverdi possède
le goût de l'harmonisation que j'adore. Sa musique est parfois délicate
à chanter, mais c'est vraiment l'un des plus grands compositeurs
de toute l'histoire de la musique. "
Sont également au rendez-vous Dowland et Purcell, un de ses compositeurs
préférés. Ils ont, eux aussi, jalonné le parcours
de la mezzo suédoise, et cela, dés ses débuts ( Dans
"Lamenti", figuraient déjà deux pièces de Purcell
: "Incassum Lesbia rogas" et "O solitude") . Depuis le temps a passé
; la voix, la femme et l'artiste ont évolué. En plus de vingt
ans, du désespoir contenu du premier disque avec ces Monteverdi
ravissants, frais et pudiques, à la folie déchaînée
du dernier, que de chemin parcouru avec ce que la vie apporte de douleur
et de désillusions ("Lamenti" montrait déjà cette
évolution). Car von Otter est de ces artistes qui enrichissent leurs
interprétations par la fréquentation d'un autre répertoire
: c'est à la lumière de ses Alceste, Ariodante, Mélisande,
Déjanire et Carmen, sans oublier la Clairon de Capriccio récemment
à Garnier, qu'elle revisite aujourd'hui ces pages pourtant souvent
bien connues d'elle.
Tout dans ce disque, de "Amanti, io vi so dire" de Benedetto Ferrari,
sidérant d'expressivité et faisant montre d'un travail tout
à fait surprenant sur la voix, très représentatif
du fameux recitar cantando, à la troublante sensualité de
"Sweeter than roses" et de "Dear Pretty youth", participe au sortilège
qui enveloppe l'auditeur. Von Otter prend ce dernier par la main et l'emmène
où bon lui semble, telle Alcina dans son île enchantée...
C'est avec Jakob Lindberg, qui tenait aussi le théorbe dans "Lamenti",
que von Otter a choisi les pièces de Dowland. Et c'est Jori Vinikour,
également assistant de Marc Minkowski, qui a proposé le Frescobaldi
et le Ferrari qu'elle ne connaissait pas du tout et qu'il a lui-même
transcrits à son intention.
Cette incomparable liedersängerin dit encore : "Certaines
mélodies de Caccini sont presque sans fin, elles alignent parfois
une vingtaine de couplets. Lorsqu'on les interprète librement, en
investissant le texte comme le ferait un acteur, alors elles prennent vie.
A l'époque baroque, les mots sont plus importants que la musique.
Il ne faut jamais oublier cela lorsque vous chantez ce répertoire."
Et aussi : "Si vous chantez trop "parfaitement", cela ne donne rien"...
La devise de la seule femme compositeur figurant dans ce récital,
Barbara Strozzi, personnalité hors du commun, était "Un coeur
libre bat dans ma poitrine". S'il est un disque de "femme libre", c'est
bien celui-là, où s'exprime une conception de l'art et de
la vie d'une vigueur exceptionnelle, quasiment un manifeste et un acte
de foi.
Les musiciens qui l'entourent sont de grande qualité. Vibrant
au même diapason, ils contribuent superbement à ce disque
à la fois violent et doux, "sweeter than roses", très contrasté,
absolument indispensable pour qui veut connaître une nouvelle facette
de cette artiste étonnante.
En conclusion, il s'agit d'un de ses enregistrements les plus originaux
et les plus personnels, qui fera date, sans aucun doute.
Juliette BUCH