Claude Debussy
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en cinq actes et
douze scènes de Maurice Maeterlinck
Avec : Laurent NAOURI (Golaud),
Anne Sofie von OTTER (Mélisande),
Wolfgang HOLZMAIR (Pelléas),
Hanna SCHAER (Geneviève),
Alain VERNHES (Arkel),
Florence COURDERC (Yniold),
Jérôme VARNIER (un
Berger, un Médecin)
Choeur de Radio France
Orchestre National France
Bernard HAITINK (direction)
Coffret de 3CD Naïve Radio
France V4923 ; DDD ; TT :
Enregistré sur le vif
au Théâtre des Champs-Élysées en mars 2000
Un Pelléas
à faire pleurer les pierres
"Je ne pourrai plus sortir de cette forêt... Dieu sait jusqu'où
cette bête m'a menée... "
Ainsi commence Pelléas et Mélisande de Claude
Debussy, d'après la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck.
Pelléas
et Mélisande, drame de la jalousie, d'une jalousie paranoïde
et surtout par trop imaginative - et ce n'est point tant dans une sombre
forêt que dans les infinis méandres de son cerveau malade
que Golaud se perd en rencontrant Mélisande.
Ainsi commence l'unique opéra achevé de Debussy, sur un
sublime thème d'accords parfaits aux cordes graves, extrêmement
graves (violoncelles, contrebasses, auxquels s'adjoindront quelques mesures
plus loin les altos) - extraordinaire sonorité, à la fois
sombre et chaleureuse, profonde et dense, si présente, et en même
temps impalpable. C'est tout le mystère et tous les fantasmes de
la forêt, de la noire forêt des contes (des contes si innocemment
cruels de Perrault), qui viennent, en l'espace de quatre mesures d'une
simplicité biblique, envelopper l'auditeur, et l'inviter à
suivre Golaud dans ses entrailles.
Dans les entrailles de la forêt... À moins que ce ne soit
dans les méandres du cerveau malade du prince ? Et pour y trouver
quoi ?
Ces deux questions, c'est au chef d'orchestre, autant qu'au metteur
en scène lorsqu'il y en a un, qu'il convient d'ordinaire de répondre
- car il n'est rien de plus périlleux que ce début de Pelléas
et Mélisande. Ces quatre mesures d'orchestre, autant que toutes
celles qui suivront, nous happent pour nous entraîner dans un vertigineux
voyage - au bout de la jalousie, au bout des fantasmes et des soupçons
nés de la méfiance paranoïde de Golaud. Ou peuvent,
irrémédiablement, passer à côté de l'auditeur
sans entrouvrir les branches de cette forêt musicale, le laissant
ainsi sur le seuil, avec pour seul compagnon l'ennui.
Bernard Haitink ne s'y trompe pas, qui annonce tout de suite la couleur
: brume nocturne d'un noir et blanc wellesien (Orson, bien entendu), densité
autant texturale que visuelle... Le drame sera aussi étouffé
qu'étouffant, la tension toujours latente mais jamais ostentatoire,
la violence sourde. Plus Notorious que Psycho, en somme.
En véritable directeur de la photographie orchestral, Haitink choisit
soigneusement les angles d'écoute, compose le cadre auditif, modèle
le grain sonore, aiguisant la (ou l'at-) tension, tout en ménageant
dans le feuillage de son tapis orchestral des percées de lumière
glorieuse, comme lorsque Pelléas et Golaud gagnent peu à
peu la sortie des catacombes - un rêve absolu de direction fouillée,
maîtrisée, mais jamais désengagée ni froide.
Au contraire, même : rarement le drame de Maeterlinck aura paru si
humain, si bouleversant, que sous la baguette du chef néerlandais,
sous laquelle l'Orchestre National de France se transcende littéralement,
et ce de manière totalement inouïe - ce n'est plus un orchestre,
c'est un tableau vivant, une dense forêt sonore de cordes en rangs
serrés sous une voûte étoilée de vents aériens
et lumineux. En des interludes orchestraux sont hallucinants de beauté
et d'intensité, Haitink et ses musiciens en disent plus que les
pauvres pantins de vacuité bavarde de Maeterlinck ; ils disent l'inavoué,
l'inavouable, ils disent l'échec et la frustration, la passion et
la compassion, l'angoisse de la culpabilité et l'inconscience crâne
de l'amour fou. Ils disent la jalousie, la confiance, la duplicité,
la perversité. Et surtout l'impuissance. L'impuissance de ces personnages
subissant tant et agissant finalement si peu. Et ce, toujours en ménageant
juste ce qu'il faut d'espace et d'oxygène aux chanteurs pour s'épanouir
sous le plafond végétal de l'orchestre.
Perdus pour notre plus grand bonheur dans cette sombre forêt psychologique,
les chanteurs incarnent avec fougue et sincérité des personnages
vains, si émouvants dans leurs tentatives désespérées
d'agir sur un destin qui leur échappe totalement.
C'est avec une immense curiosité que l'on attendait Anne Sofie
von Otter dans le rôle de Mélisande, et elle n'aura pas déçu
les espérances. Mélisande polymorphe et insaisissable, s'étirant
comme une fougère au sein du tissu orchestral, elle tranche radicalement
avec l'image que l'on peut se faire de cet " oiseau qui n'est pas d'iciî,
ce " petit être mystérieux comme tout le mondeî. Ni tête
de linotte fleur bleue, ni dévoreuse d'hommes hypocrite, elle navigue
sans cesse entre deux eaux, entre femme-enfant fragile et séductrice
perverse, entre amoureuse timidement soumise et épouse sciemment
adultérine, entre fausse naïveté et surprenante lucidité,
modelant l'expression avec une précision pointilliste, faisant un
sort à chaque mot, chaque syllabe, non sans tomber, parfois, dans
un léger maniérisme qui, suivant l'angle sous lequel on l'écoute,
peut tour à tour passer ou au contraire irriter (notamment en comparaison
du naturel avec lequel Laurent Naouri dit son texte). Si le timbre, par
endroits très légèrement usé, semble parfois
peu crédible dans ce rôle de (très) jeune femme, l'intelligence
de la chanteuse en revanche fait mouche, livrant l'une des interprétations
les plus fouillées d'un personnage dont on se demande si l'on en
fera jamais le tour.
Le Pelléas de Wolfgang Holzmair, en revanche, appelle de plus
grandes réserves. À une diction en général
honnête mais par moments franchement exotique - cela serait plutôt
lui, "l'oiseau qui n'est pas d'ici" ! -, Holzmair ajoute des intentions
pas toujours claires, créant en Pelléas une sorte d'objet
curieux, mi-adolescent autiste, mi-ectoplasme subissant. Là où
l'on est en droit d'attendre un jeune homme volubile, bavard et lumineux
(car après tout, c'est bien Pelléas qui dégage l'énergie
la plus positive dans cet opéra !), on se retrouve face à
un pauvre garçon mou et renfermé, à la personnalité
peu définie, et aux sentiments moins définis encore. Un pauvre
garçon qui en devient, finalement, terriblement touchant - il faut
entendre la désespérance avec laquelle il s'exclame (d'une
voix malheureusement un tantinet nasillarde) "Tout est perdu, tout est
sauvé !" pour comprendre combien ce Pelléas-là, non
content d'être un loser, s'y résigne avec une redoutable
incombativité.
À des années-lumière de son demi-frère,
le Golaud de Laurent Naouri, lui, en revanche, se bat. Et même se
débat. Avec une pugnacité et une détermination proprement
pathétiques. Golaud se débat, et plus il se débat
et plus il s'enfonce dans les méandres d'une folie malsaine, mais
tellement humaine. Ce Golaud jeune, qui rend enfin crédible le chassé-croisé
entre les trois personnages, qui sonne enfin comme l'aîné
de Pelléas et non son oncle, ce Golaud presque séduisant,
enfin, qui ne sait qu'effrayer là où il voudrait approcher
Mélisande pour mieux lire ses pensées, est tout simplement
bouleversant de maladresse, de brutalité mal canalisée, de
tendresse incommunicable. Diction parfaite et époustouflante à
la fois de précision et de naturel (le premier tableau est à
cet égard un véritable régal), grain de voix palpable
et expression vibrante, Laurent Naouri s'affirme comme le Golaud absolu
de sa génération. Un Golaud que l'on craint, mais auquel
on ne peut que pardonner sa jalousie meurtrière et que l'on prend
en pitié, tant il semble désespéré jusque dans
la violence et la perversité. Pauvre Golaud. "J'ai tué
sans raison ! Est-ce que ce n'est pas à faire pleurer les pierres
?", nous demande-t'il, brisé, au dernier acte, par la voix si
riche en harmoniques de Laurent Naouri.
Est-ce que ce n'est pas à faire pleurer les pierres ?
Oh, que si.
Mathilde Bouhon
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