Serge Prokofiev
(1891-1953)
Suite scythe,
op.
20
Alexandre
Nevski, op.78
Olga Borodina,
mezzo-soprano
Orchestre du
Kirov
Choeurs du théâtre
Mariinsky, St Petersbourg
Valery Gergiev
1CD Philips 473
600-2
Gergiev, chef prodigue
On sait les affinités qui unissent Valery Gergiev à la
musique de Prokofiev dont il a enregistré avec bonheur la quasi-totalité
des opéras ainsi qu'une intégrale remarquée des concertos
pour piano.
Les deux ouvrages juxtaposés ici ont la particularité
d'avoir eu, avant d'être destinés au concert, une finalité
différente : ballet ou musique de film.
La Suite scythe, créée en 1916 à Saint Petersbourg,
sous la direction du compositeur, déclenche un scandale retentissant,
tout comme son modèle avoué, Le Sacre du printemps,
trois ans plus tôt, à Paris. De fait, à l'origine,
l'oeuvre était également un ballet, Ala et Lolly,
commandé par Diaghilev en 1914. Le chorégraphe, jugeant que
la musique - trop "barbare" - ne convenait pas à sa troupe, laissa
le projet sans... suite !
La partition, luxuriante, foisonne d'épanchements lyriques, émaillée
d'embardées sauvages. Elle révèle une rare maîtrise
de la part d'un jeune homme de vingt-trois ans qui avait totalement assimilé
l'impressionnisme musical de Ravel et Debussy habilement fondu dans une
ligne mélodique proche des dernières oeuvres de Rimski-Korsakov
voire de Borodine.
Gergiev adopte ici des tempi extrêmement ralentis, évitant
effets clinquants et décorum superflu. Un parti pris qui sied admirablement
aux deux derniers mouvements, en particulier "Nuit" d'une poésie
envoûtante teintée de mystère. Cependant on y cherche
en vain les aspects violents et incisifs de L'Adoration de Velès
et d'Ala qu'ont si bien su restituer un Scherchen, par exemple, ou
le jeune Abbado dont la version récemment rééditée
dans la collection The Originals (DGG) avec le même couplage
(Lieutenant Kijé en prime) demeure l'un des sommets de la
discographie.
Cette conception atypique ne manque pas de panache, mais ne saurait
rivaliser tout à fait avec les références déjà
citées.
La cantate Alexandre Nevski, composée en 1939, est une
adaptation réalisée par Prokofiev d'après la musique
qu'il avait écrite pour le film éponyme d'Eseinstein, fruit
leur première collaboration qui devait se poursuivre avec Ivan
le Terrible, dont Gerghiev a déjà gravé la partition.
A propos du compositeur, le cinéaste écrivait : "Sa musique
est étonnamment plastique, elle n'est jamais une illustration ;
elle montre d'une façon étonnante la marche des événements,
leur structure dynamique dans laquelle se concrétise l'émotion..."
Le caractère cinématographique de l'écriture du musicien,
qui affleurait déjà dans la Suite scythe, est ici
d'une évidence totale.
L'oeuvre, rappelons-le, relate un épisode de l'histoire russe
: l'invasion du pays au XIIIe siècle par les chevaliers teutoniques
qui y sèment la désolation avant d'être vaincus par
le prince Alexandre. Vibrante scène lyrique, elle exalte le sentiment
patriotique ("Debout, peuple russe !") dans une époque troublée
par la menace nazie.
Le souffle épique qui la traverse est transcendé par la
battue ensorcelante d'un Gergiev en état de grâce : attentif
aux affects contrastés des diverses parties qui constituent le drame,
il se montre admirable de précision et de nuances polychromes subtilement
dosées jusqu'au déferlement orchestral inouï, qu'il
déchaîne dans "La Bataille sur glace" (plage 9) dont les envolées
impressionnantes des choeurs préfigurent la seconde partie de Guerre
et Paix.
La brève intervention d'Olga Borodina dans "Le Champ des morts"
(plage 10 et non 6 comme l'indique le livret), sorte de Lied d'inspiration
post-Mahlerienne que traverse le souvenir des Chants et danses de la
mort de Moussorgski, est tout simplement miraculeuse : son timbre chatoyant
aux graves sonores déroule les ors d'une voix moelleuse surclassant
sans peine sa consoeur de la version Abbado (Elena Obraztsova). De plus
elle distille une émotion d'une rare intensité, en parfaite
osmose avec les intentions du chef.
Enregistrée en direct durant le concert inaugural du premier
Festival de Pâques de Moscou en mai 2002, cette version d'Alexandre
Nevski rejoint d'emblée le peloton limité des grandes
gravures, celle d'Ancerl notamment, et justifie à elle seule l'acquisition
de ce CD malgré un minutage un peu chiche. Souhaitons que Gergiev
nous donne bien vite les autres cantates, plus rares, comme Sept ils
sont sept ou La Garde de la paix.
Bel hommage pour le cinquantième anniversaire de la disparition
du compositeur.
Christian Peter
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