Thomas QUASTHOFF
BACH
Cantatas
Ich will den Kreuzstab gerne tragen, BWV 56
Der Friede sei mit dir, BWV 158
Ich habe genug, BWV 82
Thomas Quasthoff, baryton
Membres du RIAS-Kammerchor
Berliner Barocksolisten
Rainer Kussmaul
1 SACD/CD Audio
Deutsche Grammophon, 00289 474 5052
Le baryton Thomas Quasthoff, figure attachante
et personnalité incontournable des salles de concert n'en est pas
à ses débuts dans Bach. Le chanteur qui s'est déjà
particulièrement illustré dans le corpus des "Passions",
considère ainsi l'oeuvre du Cantor de Leipzig, à l'image
d'une cathédrale, comme "une musique d'une grandeur incommensurable,
non seulement religieuse, mais spirituelle et humaine, et qui n'a au fond
rien perdu de sa signification". Pour ce nouveau récital solo, le
baryton a choisi de graver trois cantates pivot dans l'oeuvre de Bach,
pivot aussi, en quelque sorte, de la carrière de tout récitaliste.
Quasthoff s'inscrit dès lors dans un continuum interprétatif
qui a vu se succéder d'aussi illustres devanciers que Hans Hotter
et Dietrich Fischer-Dieskau (le second, tout particulièrement, étant
revenu souvent sur ces oeuvres aux différents stades d'évolution
de sa voix).
Réduire Thomas Quasthoff à sa seule dimension physique,
à la seule lourdeur de son handicap (connu de tous) comme symbole
du dépassement de l'art sur les contingences vitales, même
si la démarche relève à la fois du poncif et de la
plus irréfutable vérité, n'est pas forcément
un service à lui rendre. Est-ce pourtant si déplacé
dans ce contexte particulier, relativement à ces trois cantates
qui sont des oeuvres de souffrance, de lassitude, mais aussi de renoncement
serein? L'idée même de "porter sa croix" prend dans la bouche
du baryton, sous cet éclairage cru et vaguement complaisant, une
résonance particulière. Le mot fut-il plus intensément
vécu que par Quasthoff, lui qui est sans doute le chanteur le plus
apte à témoigner de ce profond refus de la conscience face
à une douleur physique qui est une croix perpétuelle, lui
enfin qui plus que tout autre peut sans doute rendre la tension immanente
au sentiment d'une vie passée dans la différence (dans l'indifférence
du divin même) ?
Le parti adopté par l'artiste est dès lors, avec une humilité
jamais prise en défaut, de faire de chacune de ces cantates une
longue ligne épousant chaque aspérité, chaque intention
du texte dans une conception qui s'éprouve autant comme une immersion
dans un univers sonore puissamment expressionniste que comme une réduction,
un concentré de vie. La voix de Quasthoff, dans ce contexte, n'a
jamais été plus humaine. Simple souffle à peine coloré,
exhalaison plaintive dans l'aria de la plage 12, timbre parcouru
d'harmoniques grises aux graves écrasés dans cette même
aria, l'organe sait aussi jouer d'un rayonnement retrouvé, d'une
luminosité, d'un rebond aux colorations brillantes dans les plages
3 et 14, lorsque la douleur se résout dans l'acceptation sereine,
joyeuse même, du caractère mortel de l'être humain.
L'ensemble culmine cependant dans les deux arias de la cantate BWV
82 (la plage 12, répétons-le, est à cet égard
vraiment magistrale) avec cette couleur à la fois violente et tendre
de l'abandon dans la foi, deux faces de la même médaille,
telle qu'elle est vécue selon Quasthoff.
C'est aussi que l'artiste trouve dans les Berliner Barock Solisten une
phalange à l'unisson de sa conception. Douée de pupitres
solistes très convaincants (magnifique hautbois de Albrecht Mayer
pour la séquence d'ouverture de "Ich habe genug"), la formation
joue de nuances infinitésimales, d'une fluidité totale dans
l'énoncé du discours, comme aussi de ton changeant, de délicates
radiances pastelles au martèlement des plages 7 et 10, expressionnistes
et violents. Il y a là à la fois une rigueur polyphonique
et un abandon total au discours, dans lequel toute notion d'orthodoxie
musicologique comme argumentaire sclérosant se résout dans
un énoncé à caractère universel.
C'est donc dans les chemins creux d'une envoûtante aventure humaine
que nous conduit Quasthoff, aventure intensément vécue et
ressentie jusque dans la chair d'une voix inégale. Cherchant aux
confins d'un certain maniérisme des subtilités de poète
pour rendre l'incommensurable d'une vie de souffrance, jouant le jeu de
la surprise, de l'accentuation dans un discours que l'on sent presque sombrer
dans un hédonisme lisse, l'homme pourra être objectivement
critiqué, selon les goûts et les attentes purement musicales
de chacun, sans pourtant que son intégrité d'artiste et de
créateur (de re-créateur même dans le cas de ces partitions
sursaturées de références) puisse jamais être
mise en cause.
Benoît BERGER
Commander ce CD sur Amazon.fr