C  R  I  T  I  Q  U  E  S
 
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Henri SAUGUET

Mélodies
 

1-6. Six mélodies sur des poèmes symbolistes
(Mallarmé, Laforgue, Baudelaire)
7. Iles (Cocteau)
8-10. L'espace du dedans (Michaux)
11-17. Force et faiblesse (Eluard)
18. Comme à la lumière de la lune (Proust)
19-24. Visions infernales (Jacob)

Jean-François Gardeil, baryton
Billy Eidi, piano

1CD, Timpani, 1C1070


Il est des compositeurs dont on trouve à peine le nom dans les histoires de la musique, cohorte de petits soldats de plomb rangés en ordre de bataille pour la cause musicale, derrière quelque figure charismatique du papier réglé. Pour la postérité, ainsi, ce sont un Ravel ou un Poulenc qui récoltent les lauriers de mélodistes privilégiés du siècle (déjà) révolu, évinçant de leur ample carrure les silhouettes fugitives mais insistantes des Milhaud, Satie, Cras, et autre Caplet...
Parmi ceux-ci, Sauguet n'est pas des moindres, ce que ce disque permet opportunément de rappeler. Son centenaire est, en effet, passé suffisamment inaperçu pour qu'il ne vienne à l'esprit de personne que le maître est né en 1901; aujourd'hui, Timpani lui rend un juste hommage, avec ce nouvel opus de sa collection, qui succède à des Duparc, Bloch et Roussel (entre autres) d'une qualité incontestée.

La principale difficulté inhérente au programme proposé ici, tient à la personnalité musicale même de Sauguet, entière dans sa façon de concevoir sa tâche comme un habile soutien au texte. Cette honnêteté, passée au filtre d'une écoute trop rapide pourrait facilement passer pour la marque d'une inspiration médiocre, ou pour le moins d'une personnalité tout juste transparente.

C'est que cet esprit d'osmose entre verbe et musique impose avant tout à l'auditeur de s'attacher à chaque note du compositeur, comme à chaque virgule du riche aréopage littéraire dont il s'est entouré. De Baudelaire, maître révéré entre tous à Valéry son contemporain, en passant par un Cocteau qui paraîtrait presque incongru dans un tel contexte, les plumes choisies par Sauguet distillent un souffle délétère, un effroi parfois (Jacob), une mélancolie trouble toujours. La musique, elle, éclaire les textes d'une lueur pâle, blafarde même, à l'image du "printemps maladif" liminaire de Mallarmé. Jamais d'ironie, de ligne musicale démonstrative, une constante économie de moyens à l'image du "Crépuscule de mi-juillet" construit sur la seule base ostinato d'une cellule mélodique qui tient en trois notes. Sauguet s'affirme dans ces pages comme un maître de l'atmosphère, surtout dans des "Visions infernales" où une simple inflexion à peine susurrée fait naître l'image d'un diable insinuant, alors que le piano est traversé de souvenirs fugitifs d'un "Roi des Aulnes" à la fois subtilement cité et détourné.

Les artistes ont bien compris l'enjeu de leur tâche qui tient dans la nécessité d'une complicité sans failles. Billy Eidi est l'incontournable figure de cette anthologie de la mélodie française. Jamais peut-être son talent d'accompagnateur maître du dialogue n'a autant été mis à contribution. Le son est magnifique, tantôt perlé, tantôt étale, très juste dans ses fulgurances dramatiques. C'est l'oeuvre d'un sculpteur du son qui sait camper comme nul autre le sentiment de déliquescence d'un monde qui s'éteint, d'une société pourrissante, dans la pensée d'un Proust au regard embué du souvenir de son Balbec perdu, de son Combray noyé dans les brumes d'une mémoire en déshérence.

Le piano, ici, est à l'écoute de la voix, dont il est aussi l'écho. Jean-François Gardeil joue d'une substance colorée, d'une assise grave sonore, d'une ampleur certaine. Peut-être même souffre-t-il un peu de l'une de ces grandes voix qui ont du mal à se plier au murmure. Ainsi, le tempérament parfois bridé expose un aigu piano à la limite du détimbrage (il faut dire que la prise de son "dans la gorge" expose les quelques scories d'une voix qui gagne tout à une atmosphère plus lointaine). On aurait aimé un peu plus d'acuité dans le timbre, une sonorité plus tranchante parfois, surtout chez Jacob. Le baryton a bien compris, cependant, tout le parti qu'il devait tirer des ressources textuelles mises à sa disposition. L'élocution est d'une clarté idéale, chaque mot se suit à la syllabe près, et la poésie a rarement été aussi bien chantée. Mais là encore, la frontière entre la qualité et le défaut est ténue. Le sens inné du mot chez Gardeil confine presque à la préciosité, surtout dans des "Mélodies sur des poèmes symbolistes" qui sont le point faible de l'album. C'est dans la distanciation que réside sans doute la portée floue et mystérieuse de ces pièces, et l'interprétation aurait gagné à un certain "laisser-aller" de la ligne, à l'image de ce "Chat I" de Baudelaire qui s'alanguit voluptueusement, et caresse note et mot d'une même patte de velours.

Une réussite totale, cependant, pour finir, qui n'appartient qu'au chanteur : ce merveilleux "Espace du dedans", a capella, d'une dimension grégorienne presque étouffante, pour un tête-à-tête entre l'artiste et son instrument d'une plasticité étonnante, au grave moelleux, sans lourdeur, et à la déclamation enfin libérée. Un monument élevé à la mémoire d'un mélodiste au talent discret, et qui ne devrait pas se confiner à la discothèque de quelques happy few.
 
 

Benoît BERGER


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