Francesco CAVALLI (1602-1676)
Statira
Dramma per musica in tre atti
Livret de G. F. Busenello
Révision d'Antonio Florio
Statira, Roberta Invernizzi (soprano)
Cloridaspe, Dionisia Di Vico
(mezzo)
Ermosilla/Usimano, Maria Ercolano
(soprano)
Elissena, Giuseppe di Vittorio
(ténor)
Plutone, Nicarco, Dario, Giuseppe
Naviglio (basse)
Floralba, Maria Grazia Schiavo
(soprano)
Brimonte, Daniela del Monaco
(contralto)
Vaffrino, Rosario Totaro (ténor)
Maga, Eurillo, Roberta Andalò
(soprano)
Mercurio, Brisante, Stefano di
Fraia (ténor)
Messo, Valentina Varriale (soprano)
Cappella de' Turchini
Antonio Florio, direction
Enregistré en juillet 2003
Opus 111 OP 30282 (2 disques)
Tesori di Napoli vol. 15
Dix ans après avoir été
créé au Théâtre San Giovanni e Paolo de Venise
(1656), ce vingt-et-unième opéra de Cavalli a fait l'objet
de remaniements considérables pour sa reprise à Naples.
Certes, on reconnaît la griffe de Cavalli dans un récitatif
gorgé de vitalité, souple et expressif, une puissante architecture
dramatique et des
lamenti de toute beauté ; mais un autre
compositeur, sans doute Provenzale (il adaptera également
Xerse
et
Artemisia) a enrichi de violons l'écriture des accompagnements,
introduit de nouveaux airs et surtout développé la dimension
comique chère au public sicilien au travers d'intermèdes
bouffes. Il en résulte un ouvrage hybride et déroutant, trop
expérimental pour faire l'unanimité, mais qui ne laissera
personne indifférent. Antonio Florio s'est livré à
un savant travail de reconstitution en puisant à la fois dans la
partition de la Bibliothèque Marciana de Venise, essentiellement
autographe, mais lacunaire, et dans une édition plus complète
conservée à la Bibliothèque du Conservatoire de Milan
où figure, notamment, le prologue mythologique et le choeur final
de l'ouvrage.
L'argument réunit les ingrédients habituels du drama
per musica vénitien : des amours contrariées sur fond
de guerre exotique, avec cortège de princes, généraux,
suivantes et valets, frivoles ingénues et nobles coeurs, travestissements
et rebondissements - un parfum d'inceste aussitôt dissipé
- couronnés par un lieto fine sans surprise. Sur le point
de tirer sa révérence, Busenello trousse un ultime livret,
assez conventionnel et sans grand relief. Emblématique, la scène
où le Page Eurillo lutine et moque la vieille nourrice Elissena,
manque de sel et d'originalité : nous sommes loin, très loin
des répliques vachardes et lestes échangées par le
Petit Satyre et Lymphée dans La Calisto ! Il faut dire aussi
qu'on a connu Giuseppe de Vittorio plus en verve. Par contre, si son page
ne manque pas d'espièglerie, Roberta Andalò n'est absolument
pas crédible en Magicienne (prologue). Ses imprécations devraient
nous donner la chair de poule, or, on frôle le comique involontaire
tant ses poitrinages maladroits évoquent les rodomontades d'un gamin
sans poil au menton qui bombe le torse et joue les durs...
Avant de se lancer dans cette belle aventure, Antonio Florio aurait
peut-être dû se séparer, momentanément, de la
troupe qui l'accompagne dans son exploration du répertoire napolitain.
A commencer par Giuseppe Naviglio, élégant baryton qui n'a
vraiment pas l'étoffe d'une basse ni la carrure des rôles
qu'il est censé endosser. D'emblée, son Pluton, poussif et
à la diction pâteuse, affadit le prologue. Curieusement, c'est
un usage fort répandu aujourd'hui sur la scène baroque que
de confier à des barytons aux graves malingres et sans éclat,
sinon à l'émission engorgée (Antonio Abete), des parties
de basse. C'est vraiment absurde : on imagine sans peine Daniele Carnovich,
par exemple, superbe basse profonde, mais singulièrement sous employée,
incarner le dieu des Enfers. Est-ce pour des raisons d'économie
- mais alors pourquoi engager une chanteuse pour l'apparition furtive du
Messager ? - ou parce que son timbre est assez impersonnel ? Il n'en demeure
pas moins que la crédibilité, même au disque, en prend
un sacré coup lorsqu'on quitte Naviglio en roi de Perse (Darius)
pour le retrouver, deux minutes après, sous les traits de Nicarco,
usurpateur du trône d'Arabie...
Heureusement Statira nous ragaillardit - à dire vrai, on n'en
attendait pas moins de Roberta Invernizzi : quel bonheur de retrouver la
plénitude et la rondeur sensuelle de cette voix au grain délicieusement
corsé, cette vocalité frémissante et radieuse ! Seule
étoile de cette distribution, la soprano italienne confirme, si
besoin en était, d'immenses qualités de musicienne et de
belcantiste. On aimerait pouvoir en dire autant de ses prétendants.
Prince égyptien travesti pour approcher l'objet de sa flamme, Ermosilla
est sans doute le rôle le plus richement doté de l'opéra,
héritier de pages sublimes et d'une épaisseur qui fait défaut
à la plupart de ses partenaires. Émouvante dans l'élégie
("Amor che mascherasti", "Menfi, mia Patria, Regno"), Maria Ercolano est
cependant desservie par un chant instable et fragile. Étrangère
à la troupe de Florio, Dionisia de Vico aurait dû le rester
: mezzo chétif et râpeux, privé de tout mordant, elle
ânonne sans conviction un rôle surdimensionné pour des
moyens extrêmement pauvres. En revanche, si sa palette d'affetti
semble réduite, Maria Grazia Schiavo campe une Floralba piquante
et fraîche à souhait, qui plus est capable de finesse. Alors
que le madrigal met en valeur la couleur sombre et charnelle de son contralto
(obsédant "Crudeltà rimproverata" de Lotti chez Virgin Classics),
le général - même d'opérette - Brimonte surexpose
les limites dynamiques et virtuoses ainsi que le volume confidentiel de
Daniela del Monaco ("All'armi mio core, all'armi, o guerrieri" tiède
et sans une once de pugnacité). Signalons tout de même l'excellent
ténor de caractère, Rosario Totaro, qui nous régale
en Vaffrino, éclipsant la nourrice, répétons-le, étonnamment
bien sage de Giuseppe de Vittorio, pourtant abonné à ces
figures hautes en couleur.
Même avec une prise de son flatteuse, les carences d'un plateau
inégal, souvent fruste et sans ardeur, nous laissent un goût
de trop peu, sinon une impression de négligence et de désinvolture.
Au fil des redécouvertes, Cavalli apparaît pourtant comme
le digne successeur de Monteverdi : il aurait fallu le prendre au sérieux
et lui offrir, comme René Jacobs a su le faire, des interprètes
à la hauteur de son génie et, en l'occurrence, du splendide
écrin que tisse la Cappella de'Turchini.
Bernard SCHREUDERS
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