TRISTAN
UND ISOLDE
Richard WAGNER
Tristan : Ben Heppner
König Marke : René
Pape
Isolde : Jane Eaglen
Kurwenal : Hans-Joachim Ketelsen
Melot : Brian Davis
Brangäne : Katarina Dalayman
Ein Hirt : Mark Schowalter
Ein Steuermann : James Courtney
Ein junger Seeman : Anthony Dean
Griffey
Metropolitan Opera Orchestra and
Chorus
James Levine
Mise en scène : Dieter
Dorn
Décors et costumes : Jürgen
Rose
Eclairages : Max Keller
2 DVD Deutsche Grammophon, 073
044-9
Venant du Met, dans des reports souvent
brumeux et spartiates (c'est le "Nacht und Nebel" du
Niebelheim
en quelque sorte) de nombreux Tristan, charriant les mânes des Flagstad,
Melchior et autres Traubel, ont fait rêver les mélomanes,
et l'imaginaire musical de chacun restera pour toujours marqué par
cet "âge d'or" des années '30 et '40. Aujourd'hui, la prestigieuse
maison a décidé d'officialiser son dernier cru tristanesque
en le confiant au marché mondial du dvd. Mieux encore, le Met, qui
passe pour un bastion soutenant courageusement tous les sièges d'une
certaine modernité "européenne" (ah ce
Ring ! Et les
Filles-fleurs de
Parsifal...! Et cette outrancière
Turandot
de Zefirelli !) choisit ici d'exporter une vision tout sauf "classique".
Et le Met fait d'autant mieux que la présente production est
d'un bon goût inattaquable. La direction d'acteurs, sans être
confondante de génie, trouve assez souvent de belles idées
(l'enlacement des amants durant les "Appels" de Brangäne au II, le
duo d'amour en général, le Liebestod statufié),
et réussit le pari de presque faire oublier la "prestance" du couple
vedette. Surtout, Dieter Dorn a choisi une imagerie magnifique, entre médiévisme
et kabuki, prodigieusement soutenue par les décors de Jürgen
Rose. L'épure virtuose dans laquelle évoluent les personnages
du drame joue de plans simples, de volumes géométriques,
d'un minimum d'accessoires et surtout d'éclairages devant lesquels
on s'incline. Le jeu des contre-jours, par exemple, qui abstrait les amants
le temps de leur duo d'amour est une idée de génie qui impose
l'universalité de carrures purement humaines plus que des personnages
de théâtre. Un esthétisme militant finalement, à
l'image de ce début du II, véritable abîme visuel en
bleu et or.
C'est peu dire que les bonnes surprises continuent avec la direction
de Levine. Le chef impose à sa phalange un chant d'orchestre puissant,
cossu, somptueux même, d'un équilibre constant (ce qui n'empêche
pas de beaux écarts dynamiques dans le prélude, entre autres),
qui surtout soutient l'intérêt quatre heures durant, marqué
au sceau de la meilleure tradition des Kapellmeister. L'orchestre lui-même
joue de couleurs très individuelles, fauves, d'harmoniques épaisses
(dans le meilleur sens du terme) et d'une précision insigne au sein
de ce constant flot sonore.
La distribution, elle, se signale autant qu'elle s'inscrit dans cette
vision générale très esthétisée. Evacuons
d'abord les quelques sujets qui fâchent, à savoir le Kurwenal
terne de timbre, prosaïque d'intention, débraillé de
ligne de Ketelsen, et le physique "encombrant" du couple adultère.
Jane Eaglen dépasse pourtant le simple stade de la crédibilité
physique. Entendons-nous bien, l'artiste n'est pas l'Isolde ineffable du
demi-siècle. Elle impose pourtant l'image d'une princesse véhémente,
monolithique certes et sans métaphysique aucune, mais qui n'hésite
pas à affronter à corps perdu le destin que lui a tracé
Wagner. Plus franche d'émission que réellement modelée,
plus étale que vraiment modulée, sa voix se pare néanmoins
de belles couleurs pour le duo, et le Liebestod sans raptus
expose au moins une belle charpente, des éclairages diffus et un
vrai engagement. L'instrument reste assez homogène, avec d'étonnantes
couleurs "à la Varnay", même si l'aigu, tendu, accuse certains
sons tubés et un peu bas. La voix, la présence sont paradoxalement
(pour la présence du moins) les points forts de la prestation de
Ben Heppner. Le ténor a le format d'un Lorenz, son héroïsme
épique, mais il a aussi su recueillir líhéritage de Melchior,
sa manière de soutenir la phrase, sa hauteur de vue, la lumière
intérieure qu'il savait mettre à chaque note comme aussi
sa dignité sans histrionisme. Tout cela fait de Heppner LE Tristan
actuel, fort ténor donc, mais pas seulement, enfiévré
de ton dans le duo, souple aussi jusqu'à une mort vécue comme
un crescendo vertigineux.
Autour du couple vedette, deux incarnations majeures, et deux arts du
chant. Katarina Dalayman d'abord, superbe Brangäne, profonde, nuancée
jusqu'à l'ascèse, charnue de timbre, voix moirée apte
à tous les enroulements, à tous les éclairages, vraie
soeur d'Isolde plus que matrone "maternante", elle donne des "appels" comme
on n'en avait plus entendu depuis Ludwig et Minton, sculptés en
taille douce dans cette matière ardente. René Pape, enfin,
vient clore la litanie des chefs-d'oeuvre de cette production. C'est à
un Marke jeune que l'on a affaire ici, royal de timbre, receuilli de phrasé.
Vocalement, le monologue est superlatif, sombre et sobre (ce qui n'est
déjà pas peu), rond, parfaitement articulé, avec de
surcroît une présence déchirée, humain trop
humain dans son autorité blessée.
Un très beau live donc dans lequel chacun pourra trouver
ce qu'il cherche à l'opéra : une vision d'abord, à
l'esthétique trouble, impérieuse et prégnante; un
orchestre capté sous son meilleur jour et cornaqué par l'un
des rares vrais wagnériens en exercice; une distribution enfin qui
aligne des personnalités au moins attachantes, solides et même
plus, et, par-dessus tout, un Tristan d'exception enfin sauvé de
l'oubli.
Benoît BERGER
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