André Tubeuf
Divas
Editions Assouline
On peut aimer les chanteuses façon girl next door, avec regard convivial
et poudre bon marché aux joues ; on peut les aimer aussi façon sex bomb,
crinière brune et tous seins dehors ; ou bien simplettes avec joli brin de voix,
œil rond, petit sourire.
André Tubeuf les aime mythiques et tragiques. Il les aime captées dans le son
lointain et hautain du 78 tours, et visibles dans les ombres insinuantes de la
photographie en noir et blanc.
Trente et une chanteuses sont ici exposées en grand format. Celui qui convient à
leur stature. De quand, ces photos ? Années vingt, années 30. Ou bien 1900. Ou
bien 1800. Ou même Antiquité grecque.
Car c’est frappant : ces pommettes s’appropriant le jour, ces regards immenses
et intenses, sont ceux-là mêmes qui redisent l’origine de l’opéra – la tragédie
ancienne, le dithyrambe. Surprenante vibration du temps.
Ce ne sont pas des femmes ici que l’on admire ; ce ne sont pas des formes que
l’on retrace du doigt ; des chairs dont on pressent le frisson. Ce sont des
apparitions. Emergées de la nuit, ces silhouettes, ces parures, ces attitudes
vous saisissent par leur vérité.
Allez donc voir Anna von Mildenburg posant en Clytemnestre : l’œil fou, la peau
frelatée, la lourdeur des parures – c’est elle, aucune autre ; le visage
abandonné de Maria Cebotari en Butterfly ; Geraldine Farrar en Mignon, où tout
le paysage mental déjà se devine ; regardez Rose Pauly en Electre, éperdue,
dépassée ; Maria Jeritza en Turandot, hautaine et brûlante… Mais que se
passe-t-il là ? Ces visages sculptés, ces gestes saisis au plus vif font soudain
entendre la musique même qu’ils traduisent. Voir Jarmila Novotna en Oktavian,
penchée sur la rose, le profil d’une découpe fine, d’une élégance incomparable,
c’est déjà entrer dans le monde de Strauss et Hofmannsthal, c’est déjà rejoindre
la sensibilité musicale qui s’y épanche. Et Fanny Heldy en Nedda, cette posture,
ce sourire aux dents perlées mais aussi ce sourcil effronté – nous voici déjà
dans les tiraillements cruels de Pagliacci.
Avec cela, pour chacune, une biographie brève, saillante, mais amoureuse et
fascinée. Le lyrisme habité d’André Tubeuf replace dans leur destinée ces
chanteuses qui n’eurent pas une vie d’aéroports et d’hôtels d’affaires, mais de
grand luxe et souvent d’ardente solitude. Fritzi Jokl ou Zinaida Jurjevskaja,
Emma Eames ou Geraldine Farrar, Rosa Ponselle ou Mary Garden, Maria Cebotari ou
Lina Cavalieri, pour ne citer qu’elles, eurent des existences romanesques,
souvent dramatiques.
L’expérience fascinante se complète d’une autre : un disque joint permet de
faire s’élever au moment même où l’on contemple l’image la voix de la chanteuse
– seize d’entre elles, dans des airs méconnus ou marginaux (Jurjevskaja en
Jenufa, tout de même !). Alors, l’image semble s’animer comme dans quelque fable
d’Edgar Poe ou de Gogol.
Il y a quelque chose de hiératique chez ces figures, quelque chose comme le
travail intérieur de l’art et de la musique modelant les visages, éclairant les
regards. Ah, certes, on ne devait pas en mener large face à Germaine Lubin : en
couverture du livre, sa sublimité de tragédienne en impose. Et c’est en
tremblant qu’on devait demander à Lina Cavalieri un modeste autographe, elle
dont la beauté foudroyante et le port de tête semblent presque d’un peintre. Et
cette distance même s’emplit d’une humanité plus haute et plus vivante – voyez
Jeritza.
On se rappelle alors que c’est aussi pour cela qu’on aime l’opéra : sa façon
rien qu’à lui de transcender les médiocrités de la vie et de faire brûler plus
vivement ce qui d’ordinaire patauge dans un contentement tiède.
Ah, au fait, j’ai croisé l’autre jour au Monoprix une cantatrice américaine (ou
suédoise ?), elle s’achetait des Reebok neuves avec ses trois mouflets, on a
tchatché, elle va sortir un album Mac Cartney. Elle est super sympa.
Sylvain Fort
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