LES SEPT PECHES CAPITAUX
Kurt WEILL
Ballet choral sur un livret de Bertold Brecht
Anja Silja, soprano
Julius Pfeifer, ténor
Alexander Yudenkov, ténor
Bernhard Hartmann, baryton
Torsten Müller, basse
SWR Rundfunkorchester Kaiserslautern
Grzegorz Nowak
1 CD Hänssler classic, CD 93.109
Oeuvre d'exil, enfantée à
l'instigation de Balanchine en deux semaines, sur un coin de table presque
et dans la précipitation d'une irrémédiable fuite
en avant, ces "Sieben Todsünden" sont marqués au sceau de la
désillusion. Pièce fuligineuse entre toutes, dans la lignée
du
Mahagonny produit depuis peu par les deux trublions de la République
de Weimar,
les Sept pêchés capitaux dénonce
tous les tabous du politiquement correct. Fable du désespoir conçue
comme un "road movie" à travers les Etats-Unis, le ballet est construit
autour de l'affrontement de deux visions à la fois complémentaires
et exactement opposées, celles des deux Anna, soeurs dont la gémellité
patronymique cache mal deux caractères antinomiques : l'une est
pleine de bon sens, économe, quand l'autre brûle sa vie dans
une danse languide qui est vécue autant comme un rite initiatique
que comme une forme d'autodestruction. Toute la subversion du propos vient
du traitement opéré par Brecht sur la notion de vice et de
vertu, notion éminemment fluctuante inféodée aux sociétés
en général. L'oeuvre est dès lors pour le couple Brecht/Weill,
prétexte à dénoncer les perversions d'une époque
de plaisirs à la morale fétide...
D'une grande concision, le ballet, créé en 1933 par Maurice
Abravenel, pose d'emblée le problème de la place réservée
au chant. C'est que justement la créatrice de l'oeuvre, Lotte Lenya
(Mme Weill à la ville), actrice avant tout, s'est vue propulsée,
de manière quasi accidentelle, chanteuse "par alliance" dès
la reprise du Dreigroschenoper. Vestale autoproclamée de
l'oeuvre conjugale, elle a fait sien ce répertoire, ânonnant
avec un naturel de comédienne hors du commun les notes de Weill,
et ouvrant la voie (la voix) à d'improbables rencontres entre le
chant sous toutes ses formes et la musique de son mari.
Ici, c'est à une vraie chanteuse d'opéra qu'a été
confié le double rôle, creuset des paradoxes, de Anna 1 et
Anna 2... Anja Silja, en l'occurrence. L'icône des "années
Wieland" du nouveau Bayreuth, dont la voix a fait rêver plusieurs
générations de mélomanes (et rendu dépressifs
plusieurs générations de phoniatres aussi!), à la
fois cigale et fourmi donc, apporte à ce rôle de Janus toute
l'intelligence qui est en quelque sorte sa marque de fabrique depuis toujours,
et que près de cinquante années de carrière semblent
ne pas devoir émousser. La voix n'est plus en cause ici, fantôme
définitif d'un matériau pauvre, sec et qui n'a jamais été
de premier choix, incolore, stridente dans l'aigu (celui de son cinquième
tableau est même plus agressif que jamais), affligée d'une
instabilité généralisée. L'artiste peine à
faire la liaison entre ses différents registres et les fins de phrases
sont souvent cruelles, s'achevant sur un lambeau de timbre au souffle incertain.
Mais Silja garde cet art consommé de diseuse, ce sens du mot,
de son poids, d'une phrase très plastique, modelée sur des
presciences de bête de scène. Sa diction dissèque le
texte, s'abandonne à la lassitude d'un "Stolz" baignant dans l'ironie
d'une relance perpétuelle de la phrase, sur un rythme de valse doux-amer.
S'insurgeant contre la condition des "pauvres gens", Silja, métamorphosée
en Wozzeck au féminin, sait jouer de son timbre tranchant, fouettant
le silence quand il s'agit de dénoncer avec véhémence
l'injustice dont sont victimes les deux Anna (plage 4, "Zorn"). Jouant,
enfin, d'un "sprechgesang" paré de couleurs troubles, aux saveurs
entêtantes, elle sait envoûter au prologue et faire grincer
son grave sur un "lächerlich" du sixième tableau qui glace
l'échine et rend tristement prégnant le ridicule qu'il porte
en lui. Mais la spirale de l'affrontement schizophrénique auquel
se livre Silja culmine véritablement dans une "Envie" implacable
et visionnaire, apocalyptique presque, qui dans une ultime vaticination
trace l'image pitoyable des jouisseurs "tremblant dans le Néant,
devant la porte close"...
Silja nous avait habitué à de semblables relectures "coup
de poing", pétrifiantes de justesse, d'ire contenue, de violence
même exercée contre sa propre voix qui a rarement été
si peu ménagée, mais aussi contre l'auditeur, dérangé
presque dans sa bonne conscience. C'est donc encore un nouvel opus magistral
que nous offre cette artiste rare (trop rare) au disque, iconoclaste, à
rebours toujours des normes vocales, et par-là même incontournable.
Incontournable cet enregistrement l'est d'autant plus que Silja s'est
vue adjoindre un exceptionnel quatuor masculin pour camper la famille dénaturée
des soeurs Anna. Voix d'une santé magnifique contrastant avec le
décharnement expressionniste de l'héroïne, les quatre
chanteurs jouent d'une rigueur polyphonique étonnante, d'une qualité
de timbre et d'une précision chirurgicale, détaillant chaque
portée au scalpel dans une savoureuse parodie de musique sacrée,
relisant à la lumière marxiste le modèles des chorals
alla
Bach.
Un bémol seulement viendrait peut-être de l'orchestre.
Là encore, à l'image de la contre-tradition vocale forgée
par Lenya, on a pu entendre dans ces Sept péchés toutes
les formations, de l'ensemble cabaret (avec Brigitte Fassbänder) à
l'orchestre symphonique (et non des moindres) sous la férule de
Gardiner. C'est cette dernière formule qui a été retenue
ici, avec un luxe sonore cossu, trop peut-être, qui tend à
émousser le propos. Un hiatus même apparaît entre l'ascèse
visionnaire de Silja et cette rondeur générale qui tarde
à s'enflammer. Le prologue pourrait même rebuter l'auditeur
avec son caractère étale (pour évoquer la lune baignant
le Mississipi, peut-être), son manque total de rebond et de pulsation,
quand bien même les timbres s'avèrent magistralement dosés.
Il y a pourtant de belles intentions dans le propos du chef, de vraies
réussites même, comme ces couleurs automnales dont il agrémente
le rythme de valse du troisième tableau, qui culmine dans un magnifique
et vertigineux mouvement, comme une boîte à musique sur le
point de se détraquer, image morbide d'un manège d'enfants
fous.
Sans doute cette version n'est-elle pas la vision définitive
d'une oeuvre de toute façon protéiforme et sujette à
toutes les interprétations, mais elle recèle de vrais trésors
: une chanteuse d'exception dont chaque mot est à chérir
comme une expérience supranaturelle; un ensemble en général
à la fois convaincu et convaincant, à la minime réserve
prêt d'une partie d'orchestre peut-être trop sage en regard
des intentions dramatiques du quintette soliste, qui perd au jeu confortable
du symphonisme une part de la gouaille militante qui fait de cette oeuvre
un manifeste politique pour l'éternité.
Benoît BERGER
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