Franz Schubert
Winterreise
Cycle de Lieder d'après
des poèmes de Wilhelm Müller, D. 911
Dietrich Fischer-Dieskau, baryton
Alfred Brendel, piano
Enregistré en janvier 1979
à Berlin,
Villa Siemens, pour le Sender
Freies Berlin
1 DVD TDK 2005
DVWW-COWINT 73' + 56' bonus
Voyage de première classe
Lorsque l'on ouvre la jaquette de ce DVD, on a un peu le sentiment de
pénétrer dans un temple. Temple protestant bien sûr
dans la froidure de l'hiver prussien (l'enregistrement berlinois date de
janvier 1979) habité de corneilles, de corbeaux, de bise glaciale,
de gel et de vieillards en fin de vie. Mais temple de la musique surtout,
avec Dietrich Fischer Dieskau au sommet de son art. Son duo avec Alfred
Brendel est un de ses trente-trois (!) enregistrements du Winterreise
officiellement répertoriés dans la discographie. Bien longtemps
après le premier concert qu'il en a donné, en 1943, en plein
coeur de la guerre, cet enregistrement de TDK est en quelque sorte le résultat
de 36 ans de travail et de réflexion sur la partition de Franz Schubert.
Et cela se voit.
En 1979, DFD, âgé de 54 ans, est sans doute à son
apogée. La maîtrise de l'outil est parfaite. La prononciation
est d'une limpidité totale. DFD nous raconte une histoire, qu'il
vit dans une froideur glaciale qui est sa signature. L'armure se fend parfois,
car le coeur bouillonne (Auf dem Flusse ; Die Post). Tout est tendu,
à l'extrême, jusqu'à la dernière mesure - jusqu'au
dernier soupir - du cycle ! Il faut dire que, si elle a pu agacer dans
un tout autre répertoire, la voix de Fischer Dieskau, reconnaissable
entre mille, est parfaitement adaptée à la liederistique
romantique : l'usage de la voix de tête, très claire et ouverte,
est magistral ; la multitude de couleurs qu'il sait employer répond
en quelque sorte à la diversité de celles employées
par le poète Wilhelm Müller. Nous sommes dans le blanc de l'hiver...
mais dans une gamme infinie de blancs : la tristesse profonde de la fin
de Gute Nacht n'a rien à voir avec l'amertume de
Grefror'ne
Tränen, la déception et la résignation de Die
Post, ou le vide abyssal de Der Leiermann ! Là où
un autre serait ridicule ou devrait forcer, DFD démontre une souplesse
impressionnante, notamment pour les montées dans l'aigu, à
partir du mi ; les écarts terribles imposés par Schubert,
dans Irrlicht, du la grave au fa aigu ne le mettent
jamais en difficulté. Sa capacité à varier les intentions
et à changer l'atmosphère est particulièrement nette
dans Der Lindenbaum ou dans Frühlingstraum, où
au rêve succède la sombre réalité. Et malgré
la pesanteur de l'atmosphère, malgré la réalisation
d'une sobriété prussienne (les Lieder sont filmés
enchaînés, quelques plans plus larges ou sur les mains de
Brendel, rompant la monotonie), on en redemande. Dans ce répertoire
là, il est inutile de demander plus de spontanéité
ou de critiquer l'intellectualisme excessif de Fischer-Dieskau que certains
ont pu lui reprocher dans d'autres contextes. Ici, dans Winterreise,
il est chez lui.
Son partenaire est Alfred Brendel, complice régulier dans le
Voyage
d'Hiver, en 1975, 1985 et 1989 notamment. Sans jamais négliger
les nuances, les contrastes, l'alternance des rythmes aussi, le pianiste
autrichien réussit à créer un son d'une douceur extrême,
entêtante même, dans le Lied conclusif, Der Leiermann
où
la ritournelle populaire, toute simple mais reprise quatorze fois dans
tout le Lied, est censée emmener le héros ... on ne
sait où, d'ailleurs.
Les 56 minutes de bonus sont intéressantes, surtout pour les
spécialistes ou interprètes du Winterreise. La caméra
indiscrète a capté une séance de travail de DFD, très
chic dans son pull à col roulé noir, et de Brendel. Certes,
pour les non germanistes, il sera impossible de saisir les bribes de conversation,
non sous-titrées, sur tel ou tel passage. Mais le respect mutuel
des deux artistes frappe tout au long de cette heure de travail : DFD n'hésite
pas à inviter Brendel, ici, à ralentir légèrement,
là, à adopter un rythme "plein d'élégance"
(Der Leiermann). Mais le pianiste propose lui aussi, notamment pour
renforcer les contrastes et les changements d'ambiance au sein d'un Lied.
Au total, un document parfaitement abouti et haletant. Une référence
absolue.
Jean-Philippe
THIELLAY
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