Agrippina : Sally Bradshaw, soprano
Nerone : Wendy Hill, soprano
Poppea : Lisa Saffer, soprano
Claudio : Nicholas Isherwood, basse
Ottone : Drew Minter, contre-ténor
Pallante : Michael Dean, baryton-basse
Narciso : Ralf Popken, contre-ténor
Lesbo : Béla Szilágyi, basse
Giunone : Gloria Banditelli, contralto
Capella
Savaria
Direction :
Nicholas McGegan
Harmonia
Mundi (HMU 907063.65) – enregistrement : 17-20 juin 1991 - Göttingen Festival
Produktion
Nicholas McGegan
Infatigable défricheur et
philologue scrupuleux, Nicholas McGegan a gravé près d'une dizaine d'opéras de
Haendel entre 1985 et 1997, d'Atalanta à Serse (la plupart chez
Harmonia Mundi). Hélas, aucun de ces enregistrements ne nous transporte ;
quelques beautés éparses ne sauvent pas de l'ennui de trop plates
réalisations. Directeur du festival de Göttingen, Mc Gegan a pourtant eu
l'occasion de monter ces ouvrages, mais l'expérience de la scène ne semble pas
lui avoir profité. Musicien sensible, il n'a guère le tempérament d'un homme
de théâtre et n'a jamais su rendre justice au génie dramatique de Haendel –
quand bien même fût-il inégal –, ni, d'ailleurs, réunir des distributions à la
hauteur. A cet égard, ce n'est évidemment pas un hasard si l'ultime
chef-d'œuvre lyrique de Haendel (Serse), plus léger et moins exigeant,
lui a un peu mieux réussi (chez CONIFER). Rien de calamiteux ne vient entacher
cette première intégrale, mais elle ne sort pas indemne de la confrontation
avec Gardiner. Si Agrippina contient de nombreux récitatifs qui passent
relativement mal au disque, il est encore plus difficile de ne pas décrocher
quand les airs tant attendus ne tiennent pas leurs promesses et
tournent court, privés de reprises ou du moins d'embellissements dignes de ce
nom. En l'occurrence, l'ornementation des da capo frise, constamment ou
presque, l'indigence. La faute en incombe certainement davantage aux lacunes
stylistiques et au piètre talent des chanteurs qu'à un manque de préparation :
l'enregistrement ayant été réalisé dans la foulée des représentations données
à Göttingen, ils ont eu le temps de travailler leur rôle. Mais au-delà du
belcanto, c'est leur neutralité qui est consternante : tant de paroles et
si peu d'affects, c'est le comble du contresens pour cet opéra des passions et
des ambitions dévorantes. Ne parlons pas de la drôlerie ou des clins d'œil qui
émaillent la partition, ils sont totalement escamotés par cette lecture terre
à terre, uniforme, sans relief ni tension.
Seul Nicholas Isherwood tire
quelque peu son épingle du jeu : idéal de balourdise et de tendresse bourrue
("Vieni o cara"), son Claude ne laisse pas indifférent. Hormis quelques
moments plus engagés (" Pensieri, voi tormentate"), Sally Bradshaw conserve
une placidité déconcertante : son chant est raide et austère, elle survole ses
répliques et passe à côté d'un rôle pourtant fabuleux. Affaire de
personnalité, certainement, mais aussi de contexte, car la pauvre est mal
entourée. A de rares exceptions près (Lorraine Hunt, Dorothea Röschmann ou
David Thomas), Nicholas Mc Gegan a la fâcheuse habitude de travailler avec des
formats de poche, insignifiants et dépourvus d'aura. Drew Minter en est le
parfait exemple : desservi par une voix gracile et souvent geignarde, le
contre-ténor est totalement dépassé par un rôle écrit pour un contralto
féminin et qui exige tout ce qui lui fait défaut : une voix ronde, centrale,
avec des graves solides et de l'expressivité, avant toute chose. Dans la
plainte ou la résignation, on perçoit les intentions (" Voi, che udite", "
Tacerò"), on devine le jeu de scène, mais les limites de l'instrument
l'empêchent de traduire les émotions du personnage. Que dire de Lisa Saffer ?
Le contre-emploi est à peine moins flagrant : sèche et froide, dépourvue du
moindre charme, elle ferait presque passer l'angélique Emma Kirkby pour le
plus pulpeux des sopranos, sinon la plus aguicheuse des intrigantes. Là
encore, que pourrait l'intelligence du rôle face à un mode d'émission, une
couleur uniques ? Ces improbables tourtereaux sont pourtant des fidèles du
chef qui n'a d'ailleurs pas hésité à les diriger dans des récitals consacrés,
ni plus ni moins, au mythique Senesino (Minter) et à la Cuzzoni (Saffer) [sic].
L'auditeur ne peut même pas se consoler de leur frais minois… En Néron, Wendy
Hill n'a pour elle qu'un timbre personnel et a priori intéressant dans un rôle
travesti ; en revanche, pour la caractérisation et l'abattage ("Come nube"
poussif et à bout de souffle), il aura fallu attendre Malena Ernmann… Le chef
n'a évidemment pas d'autre choix que de composer avec les carences de son
plateau ; on imagine aisément qu'une direction plus nerveuse, plus contrastée,
ne ferait qu'accentuer ses faiblesses et révéler davantage les erreurs de
casting.
Agrippina
: Della Jones, mezzo-soprano
Nerone : Derek Lee Ragin, contre-ténor
Poppea : Dona Brown, soprano
Claudio : Alastair Miles, basse
Ottone : Michael Chance, contre-ténor
Pallante : George Mosley, baryton
Narciso : Jonathan Peter Kenny, contre-ténor
Lesbo : Julian Clarkson, basse
Giunone : Anne Sofie von Otter, mezzo-soprano
English
Baroque Soloists
John
Eliot Gardiner
Philips
(438 009-2) – enregistrement : 11/1991, 3/1992
John Eliott Gardiner
Tout vient à point à qui sait
attendre… ou presque. Enregistrée dans le sillage de concerts donnés en
novembre 91, soit quelques mois après celle de McGegan, cette nouvelle
intégrale devait sortir au printemps 93, mais elle n'a finalement été publiée
qu'au printemps… 97 ! Est-ce pour éviter la comparaison que Philips a attendu
si longtemps ? Elle tourne pourtant à l'avantage de Gardiner, qui éclipse son
ancien flûtiste et assistant. L'ouverture, brillante et vigoureuse, la
splendeur des English Baroque Soloists semblent annoncer un cru supérieur.
Mais c'est d'abord pour la composition, magistrale, de Della Jones qu'il faut
tendre l'oreille. Son timbre n'est pas toujours flatteur, il est des
intonations plus pures, mais quelle présence, quel style ! L'actrice investit
le texte, exhorte, insinue, cajole, rugit, défie, s'incline pour mieux
bondir : elle incarne Agrippine, elle se confond avec elle et nous la dévoile
dans toute sa démesure, sa jouissive amoralité. Mais l'artiste nous délivre
aussi une leçon de chant exemplaire et déploie des trésors de musicalité, en
particulier dans un "Pensieri, voi mi tormentate !" (disque 2, plage
20) grisant et mémorable. A ce degré d'accomplissement, les mots sont
impuissants et vains.
Certes, le reste de la
distribution est inégal, mais jamais indigne – sinon l'exécrable et falot
Narcisse de Jonathan Peter Kenny, qui compromet d'ailleurs la réussite du
truculent tandem des affranchis. Néanmoins, le choix de Derek Lee Ragin laisse
perplexe. S'il a toujours eu un aigu facile, c'est celui d'un alto et non d'un
soprano (quelques mois plus tôt, pour les micros de Philips, Gardiner le
dirigeait dans un magnifique Orfeo de Gluck) : la tessiture de Néron le
crucifie, ses airs en deviennent éprouvants ("Col saggio tuo consiglio" , "
Coll'ardor del tuo bel core"…) et tiennent plus de la performance que du
chant. Impossible d'apprécier sa conception du personnage quand son péril
monopolise l'attention… Donna Brown surprend avec une Poppée volontaire et
farouche, à mille lieues de l'allumeuse sophistiquée et mutine campée par
Rosemary Joshua : la colère ("Se giunge un dispetto") lui sied mieux que les
minauderies ("Vaghe perle") et elle n'est jamais aussi convaincante que
lorsqu'elle tient tête à ses prétendants. Miles est un Claude plus imposant
qu'Isherwood, mais monolithique. Parfait lorsqu'il s'agit de plastronner, de
tyranniser Poppée ou de gronder Néron, il est nettement moins à l'aise dans
l'expression du désir (" Vieni o cara"), quand il ne prend pas carrément la
tangente, tronquant son dernier air à l'acte II (la seconde partie, "Quand je
te vois, mon cœur se perd en toi, charmant visage", passe à la trappe). Face à
lui, l'Othon de Michael Chance paraît un peu fluet, mais le contre-ténor n'est
pas sans ressources : il sait construire son personnage et trouver les accents
justes, et si sa voix n'est pas vraiment séduisante, il assume la tessiture
du rôle et l'ornemente avec goût.
A la tête de ses English Baroque
Soloists, Gardiner ne laisse rien au hasard et peaufine son accompagnement,
prolonge la fureur de Poppée ("Fa quanto vuoi") ou épouse le désespoir d'Othon
(" Voi che udite il mio lamento"), mais à l'instar de son cadet, il bute sur
l'écueil du récitatif. Maintenir en haleine le public relève du miracle ou
d'un état de grâce. Témoin distrait du retour d'Othon et de la déconfiture des
conjurés (acte I, scènes 11 et 12), l'auditeur se ressaisit aussitôt que Della
Jones entame son air " Tu ben degno sei dell'allor", fascinante expression de
la duplicité. C'est encore le mezzo qui sauve du bavardage le long dénouement
de l'acte III (scènes 12 à 14)… Et dire qu'avec d'autres partenaires, un zeste
de folie dans le thé de Sir Gardiner, impeccable, mais trop policé, nous
aurions peut-être été comblés…